Trois moi(s)
- Chloé
- 8 mars 2022
- 12 min de lecture
Dernière mise à jour : 10 mars 2022

Trois mois. Un trimestre. Une vie. Mille vies. Un an.
Le quatrième trimestre de grossesse, comme on l’appelle aujourd’hui, ce fameux début de post-partum, cette « matrescence », me marque avant tout par la distorsion du temps qu’il amène. Un an déjà que ma fille s’est logée dans mes entrailles et a fait basculer ma vie pour toujours. Cette formule qui plait tant aux jeunes mariés et moi me terrorise. Chaque trimestre de grossesse qui a suivi est passé à la vitesse de l’éclair (si on oublie l’étirement interminable du dernier mois.) J’ai commencé à vivre le syndrome de l’humain, exacerbé par la maternité et la parentalité, celui d’oublier. Je le répète souvent dans mes articles car rien ne me semble plus cruel et plus vrai. Nous sommes constamment projetés dans l’après sans même avoir assimilé le présent. Les émotions vécues, on voudrait alors les mettre en bouteille et pouvoir humer leur saveur à notre guise. Ou dans une boîte magique dans laquelle on plongerait de temps en temps pour ressentir de nouveau (il faudrait savoir être parcimonieux pour ne pas en perdre la saveur.) La maternité a mis cette distorsion du temps en exergue. La grossesse - premier grand voyage de cette aventure intense, extrême, inattendue, incroyable et déroutante de la maternité - s’apprivoise petit à petit. Et pourtant tout s’oublie vite. La naissance, elle, propulse dans un espace temps jamais connu. Une faille spatio-temporelle. Une distorsion du temps quasi fictive tellement elle est intense. Cette cohabitation de neuf mois, si belle et si déstabilisante, semble ne jamais avoir existé dès que l’enfant entre en scène. Le futur, cet espace temps plein de promesses, celui dans lequel la mère vit une grande partie de sa grossesse à attendre, imaginer, rêver, espérer, anticiper, angoisser, n’existe plus non plus. Seul l’instant présent, avec toute son intensité, compte. On ne peut plus fuir. Ni dans nos souvenirs, ni dans nos espoirs. C’est vertigineux. Débute alors la période du post-partum, celle dont on a tant entendu parler mais qu’aucun livre, discours ou partage d’expérience ne peut réellement expliquer. Il faut le vivre. Soi. Seule. Notre unique compagnon de route devient notre individualité. On n’a rarement été aussi seule. Personne d’autre n’a vécu l’exacte réplique de nos premiers pas de mère. Semblables certes mais pas identiques. Dans cette faille spatio-temporelle où seul le présent compte, où le passé semble ne jamais avoir existé et le futur ne jamais plus se manifester, il faut faire fi des discours, des remarques, des lectures mais surtout des attentes, des espoirs, des rêves, de neuf mois de projections. Il faut vivre, intensément. Il faut ajuster, tout réajuster. Soi avec. J’ai bien cru que ce tunnel ne finirait jamais, que cette intensité ne diminuerait jamais et que cette nouvelle vie ne s’imprégnerait jamais, comme si elle était en suspend, pas éternelle. Pourtant, « pour toujours » résonnait dans mon coeur comme une litanie angoissante.
Quand j’ai quitté l’Irlande du Nord suite à ma première expatriation, cette expérience et ce pays fraichement marqués en moi « pour toujours », j’ai lu cette citation qui m’a parue idéalement représenter mon ressenti du moment : « on a un sentiment étrange lorsqu’on est sur le point de quitter un endroit. Comme si non seulement les gens qu’on aime allaient nous manquer mais aussi la personne que l’on est là maintenant, à cet endroit et à cet instant. Parce qu’on ne sera jamais plus cette personne. Jamais. » Je crois que la naissance de ma fille représente ce sentiment à la perfection. Cette naissance que j’ai moi-même vécu. Cette personne que j’étais avant son arrivée et que je n’allais plus jamais être en devenant sa maman. C’est un sentiment dont l’intensité ne pourra jamais s’expliquer. C’est ce que l’anthropologue Dana Louise Raphaëlle appelle « la matrescence » ou la naissance d’une mère. Et c’est la chose la plus difficile et intense qu’il m’ait été donnée de vivre.
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Aujourd’hui ma fille a trois mois. Nous sortons elle et moi du quatrième trimestre de grossesse. Le trimestre de notre rencontre. Celui de notre naissance. Elle est devenue ma fille ce jour-là et je suis devenue sa mère. Pour moi, cette nouvelle relation et cette nouvelle identité ont rythmé ces trois mois. Un ajustement perpétuel, des découvertes, l’impression d’être constamment au bord d’un précipice, tantôt prise de vertiges, tantôt de courage. Les jours se suivaient sans se ressembler alors que tout n’était que répétition. J’ai doucement appris à apprivoiser l’éternité de la parentalité, mon identité de mère. Doucement, je suis devenue sa maman et elle ma fille, et je suis devenue une maman en plus d’être une amoureuse, une amie, une fille, une femme. J’ai appris à composer avec les désagréments collatéraux qu’apportent un enfant, les remarques et conseils non sollicités, l’observation constante que l’on sent sur soi. Comment on procède, comment on est, comment on s’en sort. J’ai appris à vivre avec cette impression d’être constamment évaluée. Aujourd’hui j’ai pris confiance dans mon rôle de mère et je ne remets aucune de mes décisions ni pratiques en question pour des remarques et conseils. Je le fais seule ou en accord avec le père de ma fille, quand on discute, qu’on ajuste, qu’on évolue avec elle. J’ai su prendre de la distance avec les réseaux sociaux quand j’en ai eu besoin et avoir le réflexe de le faire encore dès que nécessaire. J’ai profondément interrogé les comptes, personnes et bouquins que j’ai suivis et lus avant et pendant ma grossesse et l’alignement de mes valeurs avec les leurs. Etait-ce réellement partagé ou insidieusement dicté par la société et pire, la tendance, actuelles ? Je culpabilise encore parfois, je tâtonne et certains jours sont plus longs et difficiles que d’autres. Des phases éreintantes et déstabilisantes sont à venir et ce n’est que le début d’un grand voyage semé d’embûches et parsemé de mille trésors. Mais la différence majeure aujourd’hui, c’est que je suis mère avec ma fille, à son rythme. Et uniquement avec elle. Je le vis à ses côtés, au gré de son évolution, à l’écoute de son langage à elle, de son tempérament, de ses besoins. Ma besace d’informations me sert comme un petit bagage rassurant et parfois utile mais jamais plus je ne la laisse nous assommer, ma fille, mon conjoint et moi d’un poids que je ne peux porter. Ma fille me rassure. En trois mois, elle n’est plus uniquement ce nouveau-né que je ne sais pas décrypter, qui dépend entièrement de moi et me met face à moi-même, déroutée, angoissée, diminuée presque. Elle est devenue un membre à part entière de notre famille, et prend toute sa place, à égalité. Je me suis souvent demandée comment faisaient ces mamans qui semblent si à l’aise avec leurs enfants. Aujourd’hui j’en suis. C’est ma fille, pas un nourrisson que je ne connais pas et que je dois lire, sans failles et sans erreurs. C’est mon égale. J’apprends son langage et elle apprend notre monde.
Petit à petit, ce qui m’angoissait ou me paraissait insurmontable s’est naturellement évaporé ou emboité dans mon quotidien en devenant une nouvelle normalité. Petit à petit, j’ai osé faire des tas de choses avec ma fille alors que j’avais cru perdre mon entière liberté avec son arrivée. Petit à petit, j’ai appris que la phase nouveau-né était absolument épuisante et déroutante, et qu’elle ne laissait pas entrevoir le quart de ce qu’est la parentalité. Surtout, j’ai dompté mon impatience. Celle qui m’a fait désirer qu’elle soit plus âgée dès sa naissance, qu’elle fasse ses nuits, qu’elle ait déjà quelques années et une personnalité à elle, qu’on puisse discuter, que j’aie apprivoisé cet ouragan dans ma vie, déjà acquis et géré ce rythme inédit et frénétique. Quand je disais à ma fille, enceinte, qu’elle aurait le pouvoir d’arrêter le temps et que les adultes ont désespérément besoin de cette magie, eux qui ne vivent presque jamais dans l’instant présent, j’ai été le cliché de cet adulte-là durant ses premiers jours. Privée de mon innocence, celle de n’être responsable que de soi, j’ai dérivé. J’avais lu que tout passait et quand je suis sortie pour la première fois sans elle, un soir entre amies, je me suis dit que j’aurais aimé pouvoir me propulser dans le futur au moment de sa venue pour visualiser ce moment, et voir que ma vie d’avant n’était pas entièrement perdue. Que j’étais encore très « moi. » Mais c’est sûrement ce qui fait la beauté de tout ça, ne pas savoir. Ne pas anticiper. Ne pas contrôler. Ne pas décider. Lâcher prise…
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Je suis persuadée que l’on n’a pas besoin d’un enfant pour donner du sens à sa vie. Je me suis d’ailleurs toujours dit que mon enfant ne donnerait pas un sens à ma vie car elle en avait déjà avant lui. A l’arrivée de ma fille, c’est d’ailleurs comme si on avait donné un énorme coup de pied dans le sens de ma vie, et qu’elle l’avait perdu. Tout était un peu à l’envers. Moi surtout. Et puis très vite j’ai compris que le temps me filait entre les doigts et que chaque instant était à jamais perdu. Je l’ai vue grandir et changer comme jamais je n’ai vu qui que ce soit évoluer. Ca m’a donné le vertige. Ce qu’elle est aujourd’hui, elle ne le sera plus demain. Elle ne le sera plus jamais. C’est devenu le plus grand de mes drames. J’ai alors souhaité ralentir le temps et non plus l’accélérer. Mais je sais que je ne peux pas. Et je déteste regretter quoi que ce soit. Par-dessus tout je hais les regrets. Quand ils m’envahissent, je pourrais devenir folle à ressasser. Je perds pied. Et je déteste perdre pied. Alors je bannis les regrets de ma vie depuis des années. Si je n’ai pas pu accélérer le temps à sa venue ni le ralentir quand elle a grandi trop vite, j’ai compris qu’il n’y avait qu’une seule alternative : vivre dans l’instant. Ma fille n’a pas donné de sens à ma vie à proprement parler, elle m’a posée, elle m’a ancrée dans le présent. Ce faisant, elle a considérablement tempéré mes questionnements existentiels incessants. Est-ce que je suis au bon endroit ? A ma place ? Est-ce que je fais les bons choix de vie ? Est-ce que je ne passe pas à côté de ma vie ? Pour autant, elle ne laisse filer aucun sujet essentiel : avoir des moments de qualité en quantité suffisante, ne pas perdre de temps, ne pas se laisser happer par le quotidien ni les futilités. Lâcher prise…
Ma fille ne me permet plus de tricher avec moi-même ou avec les autres. Pour elle, je dois faire ce que je dis. Je dois faire ce en quoi je crois. Je dois montrer pour transmettre. J’ai juré de m’aimer davantage pour que jamais elle ne se sente « pas assez » parce qu’elle a vu sa mère être diminuée par un manque d’estime de soi cruel. Pourtant, après une grossesse et un accouchement, avec un « nouveau » corps, il est extrêmement difficile de m’y tenir. Pour tout le reste, j’ai naturellement pris le réflexe d’expliquer comme si elle était en capacité de tout comprendre, parce qu’elle est mon égale. Souvent, hormis l’intention dans ma voix, elle ne comprend pas. Pourtant, je mets un point d’honneur à expliquer quand même. C’est son père qui m’a rappelée que je devais alors l’appliquer aux réflexions que j’ose faire devant elle sur mon corps, et qui n’ont rien d’un modèle si je souhaite que ma fille s’aime telle qu’elle est. Pas de triche. Pas de faux semblants… Ma fille me rend meilleure. Elle m’oblige à tout questionner sans pour autant perdre de temps dans les réponses. Elle me fait me poser les bonnes questions sans y apporter les réponses qui m’arrangent. En fait, ma fille m’a fait arrêter de me demander si ma vie avait un sens. Elle m’a fait vivre ma vie.
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La fin du quatrième trimestre marque un tournant dans la parentalité je trouve. Beaucoup de découvertes et d’interactions avec notre fille quand il n’y a encore que quelques semaines, il s’agissait avant tout et principalement de la nourrir, la changer et la porter. Il y a quelques jours, elle a découvert son jardin pour la première fois. Pas endormie, dans mes bras et non dans le porte-bébé ou la poussette, bien consciente de son environnement, elle a ouvert ses grands yeux bleus et a regardé partout. Elle s’est longuement attardée sur Galway, notre poule rouquine. J’ai voulu y voir un signe que ma fille aimerait elle aussi l’Irlande et qu’il me tarde de lui faire découvrir ce pays qui a volé mon coeur. La veille, elle était avec nous lorsqu’on a bu quelques bières dans le bar du village avec un couple d’amis. Le chemin parcouru depuis ce jour où nous l’avons ramenée à la maison et où mon monde s’est écroulé est titanesque. Trois mois qui en ont paru mille. Et qui en ont paru qu’un seul à la fois. Dans le jardin, alors qu’elle fixait la poule Galway, tout ce que j’aimerais lui transmettre, toutes les raisons pour lesquelles je voulais goûter moi aussi à la parentalité, ce pourquoi nous voulions tant une autre personne avec nous au quotidien, tout ce dont j’ai tant rêvé avant et pendant ma grossesse, m’est apparu dans ses yeux fixés sur notre rouquine. Comme une fenêtre ouverte sur tous les possibles, sur l’infini de la parentalité, non dans son aliénation mais dans toute sa beauté.
Les jours qui ont suivi, elle a rencontré sa nourrice. Celle avec laquelle elle partagera quelques heures dans la semaine, beaucoup d’amour et des tonnes de souvenirs affectueux. Egalement trois petits gaillards qui attendaient sa venue de pied ferme, intrigués, excités et très attentionnés. A sa naissance j’ai compté les jours jusqu’à cette délivrance de la nourrice. Puis j’ai compté les jours jusqu’à cette épreuve charnière de la nourrice. J’ai voulu arrêter le temps. J’ai repensé à ce petit bébé qui ne s’endormait que sur nous, entièrement vulnérable et dépendant, ses petites mains agrippées à moi. J’ai pleuré en recevant les photos de ma fille fièrement assise sur les genoux de sa nounou au moment de rencontrer ses trois futurs acolytes. Un petit sourire en coin sur les lèvres. Quand je l’ai récupérée, j’ai entrevu tous les futurs bienfaits des ces interactions quand les petits garçons étaient penchés sur son cosy pour lui dire au revoir, en lui caressant doucement le visage. Un instant, je me suis propulsée dans quelques années, quand les interactions sociales seront son quotidien. Quand j’ai ramené deux dessins pour la fête des grands-mères en même temps que ma fille, j’ai demandé à son papa s’il avait prévenu la nourrice que nous n’avions plus que deux grands-mères que nous fréquentons. Il m’a alors répondu : « mais enfin chérie, ses grands-mères ce sont nos mamans à nous. » Et mon rôle de maman m’est revenu en pleine face à ce moment-là. J’ai eu un sourire en coin moi aussi, très (trop) fièrement.
La fin du quatrième trimestre, ce fut donc la fin du congé maternité et l’entrée de ma fille dans sa vie « à elle. » Celle qu’elle va vivre en parallèle de la nôtre. Cet environnement-là lui appartiendra entièrement. Sans nous et pas à travers nous. Elle s’en est allée sans filets. Bien qu’elle soit encore très petite et entièrement dépendante de nous, la voir mener sa vie fut très émouvant et très beau. J’ai découvert ma fille affranchie de nous, dans cette vie qu’elle va petit à petit se créer pour elle-même, avec son tempérament, sa personnalité en devenir. Je trouve cette partie-là de la parentalité superbe et incroyable. Ce matin-là, ma fille n’était plus uniquement « ma fille » mais une personne à part entière, en dehors de mon être, au sens propre comme figuré. Finalement, ce fut libérateur pour moi. La voir mener sa vie, être "dans le grand bain du monde" me donnait l'opportunité de revenir enfin moi aussi dans le monde. Et pas uniquement en tant que mère.
A la fin de cette semaine qui a déjà marqué un tournant dans sa courte vie, et une nouvelle étape dans la nôtre, tout aussi courte, de parents, je suis enfin ressortie dans un pub et ai enfin goûté de nouveau au plaisir gustatif de la Guinness. Elle avait passé la journée chez la nourrice et moi je sortais. J’avais hésité à dire non pour avoir ma dose d’elle et elle de moi, je savais qu’elle me manquerait mais j’étais également excitée comme une petite fille qui a enfin le droit de faire quelque chose qu’elle a longuement attendu. J’ai profité des gens, du bruit ambiant, de la musique, des conversations. Je suis entrée dans le pub où je connais bien le serveur comme avant, tout en sachant que je suis devenue maman entre temps. C’est un sentiment étrange, parfois grisant. On sait que le changement en nous est drastique. On est devenu mère. Pour autant, lorsqu’on sort dans le monde, ce n’est pas écrit sur notre front et on est toujours la même personne. Parfois j’ai envie de chuchoter aux gens « je suis mère » dans une sorte de défi et de fierté. Défi de me trouver toujours aussi « jeune », « cool » et « passionnée » (défi dicté par mes peurs, qu’on se le dise) et fierté de porter ce nouveau rôle. Mais bien sûr je ne le fais pas, et je vis ma vie presque comme avant quand je sors. Il y a « juste » ce petit être qui m’attend à la maison. Et ça, ça change tout !
En rentrant je me suis discrètement glissée dans notre lit pour ne pas la réveiller et je l’ai longuement regardée dormir dans son petit berceau à côté. J’ai repensé à ma soirée, à nos nouvelles interactions avec elle, nos découvertes, son tempérament qui pointe, sa personnalité qui se dessine et évolue, ces jours chez sa nourrice. J’ai pensé à elle, qui elle est. A ce frisson indescriptible de la découvrir un peu plus chaque jour. Je ne trouve aucun mot pour faire justice à l’effet que ça fait de vivre aux côtés de ma fille en découvrant qui elle est, en ayant l’immense chance de la nouveauté, l’innocence de la découverte et l’inédit de son évolution. J’ai longuement regardé cette petite personne que je trouve incroyable, et je n’ai pas pu remercier suffisamment l’univers de me donner la possibilité de vivre auprès d’elle chaque jour, enivrée par tous les possibles, grisée par l’instant présent.

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