Sur le fil de la vie
- Chloé
- 30 avr. 2020
- 4 min de lecture
Dernière mise à jour : 1 mai 2020

1er Mai 2006. Je me souviens comme si c’était hier. Un doux matin de printemps. Ma mère m’a appelée pour que je la rejoigne dans la chambre. Doucement elle m’a dit « ma chérie, ça y’est, Jean est parti. »
Après cinq années à combattre ce méchant crabe, il avait décidé de s’y abandonner. Là-bas, dans l’hôpital des enfants, il a attendu que sa maman quitte la chambre pour aller chercher un café, et il a délicatement fermé ses jolis yeux bleus et s’en est allé. Doucement mais de manière déterminée, comme à son image, il a tiré sa révérence au monde des vivants. Ce monde fou qu’il a croqué à pleines dents.
A vrai dire, je crois que je n’ai jamais connu qui que ce soit embrasser la vie avec une telle soif. Goulûment, il s’abreuvait d’elle, des autres, et de tout ce qu’il y a de plus beau et de plus vrai ici-bas. A l’époque je ne le voyais encore pas très bien mais c’est lui qui était le plus doué pour nous montrer ses beautés, à ce monde de fous. De nous tous, c’était bien lui le plus courageux dans tout ça. Celui qui nous prenait volontiers par la main et nous forçait à rire haut et fort avec lui, pour lui. Apparemment, c’est lorsqu’on marche tel un funambule sur le fil de la vie qu’on apprend à s’y accrocher le plus.
Je me souviens avoir encaissé. Même lorsque l’on attend une telle nouvelle, on n’y est jamais vraiment préparé. Je ne sais plus très bien si j’ai vaqué à mes occupations ou si je suis partie tout de suite. Par pudeur, et parce que ça faisait bien trop mal, je n’ai pas voulu partager ma peine. Je me souviens être allée courir jusqu’au terrain de foot de mon village, y avoir couru sans m’arrêter, à en perdre haleine. En avoir fait plusieurs fois le tour jusqu’à ce que mes poumons me brûlent et que je laisse sortir un cri de rage. Cette rage qui ne m’a pas quittée pendant des mois ensuite, voire des années.
Comment expliquer qu’un enfant de neuf ans attrape ce terrible crabe ? Qu’il doive vivre avec pendant cinq ans. Cinq longues années. Et que la vie soit tellement cruelle qu’elle offre une période de rémission pour mieux ensuite faucher ce petit ange, quand personne ne s’y attendait plus ? On cherche alors les fautifs. Le médecin généraliste qui a longtemps fait état de problèmes de croissance semble être le parfait coupable. A l’hôpital, plus tard, on dira quelque chose à ma tante qui est resté gravé en moi tellement cela paraissait irréel : « vous savez, on a encore des cas qu’on pense être liés de loin à Tchernobyl. Ce pourrait être une hypothèse pour expliquer le cancer des os de votre fils. » Mais les coupables partent très vite en poussière face à la douleur. Ils n’atténuent en rien la colère, et les hypothèses ne sont pas des réponses.
***
Des années plus tard, je me souviens surtout de l’après. Après qu’on a sorti la tête des nuages, après que ma tante a passé des soirées entières aux côtés de son fils sur sa petite tombe en pierre parsemée de jouets d’ados’, de figurines Barbe à Papa, de vélos, son sport favori. Aujourd’hui, des années plus tard, les souvenirs les plus intenses ne sont certainement pas ceux de la fin. Quelle fin ?
Ce sont ceux, toujours aussi brûlants, de Jean. Jean tout sourire sur son vélo de cross. Son appétit d’aventures ne tarissait jamais, surtout pas et encore moins lorsque son corps lui faisait défaut. Jean et son humour presque adulte. Sa joie de vivre qui illuminait même la pièce la plus sombre dans laquelle il se trouvait. Son amour de jeunesse. A quatorze ans, c’était comme s’il avait déjà vécu dix vies, compris ce que certains adultes mettent des années à saisir. Jean, c’est avant tout la personnification de la vie elle-même, ce mélange inédit de l’innocence de l’enfant et la maturité de l’adulte, qui pour une fois ne sont plus en désaccord.
L’après, ce sont aussi mon oncle, ma tante et ma cousine qui se sont unis dans la douleur comme peu de familles trouvent la force de le faire suite à un tel drame. Et c’est aussi ce ciel qui brille bien plus fort depuis le 1er Mai 2006. Parce que Jean vous prenait aux tripes, vous faisait rire aux larmes, vous embarquait dans des histoires impossibles, des moments de vie incroyables dont on ne revenait pas indemnes, à se demander si la vie réelle ce n’était pas celle-là, la sienne, celle où la maladie n’avait jamais rien pris mais finalement tout donné. Tout donné parce qu’il était le seul à avoir su le recevoir. Et puis l’après c’est surtout cette phrase de ma tante qui, quatorze ans plus tard, flotte encore dans l’air : « au moins il est parti en ayant connu l’amour. »
Jean a désormais passé le même nombre d’années les pieds sur terre que la tête dans les nuages. Il est parti en nous soufflant les plus belles leçons de vie. Celles que la sagesse inculque aux âmes les plus réceptives. Son étoile brille si fort qu’elle nous rappelle l’essentiel. Sa présence est palpable quand on vit suffisamment fort pour la sentir.
La vie ne se vit pas sous cloche. Et cette année cette leçon essentielle revêt un goût tout particulier.
A toi notre étoile
Bình luận