L'autre, un reflet sans filtres de nos faiblesses
- Chloé
- 29 oct. 2018
- 8 min de lecture

Ces deux dernières semaines ont été difficiles pour moi. Mon quotidien dans une école avec un système très différent de ce que j’ai toujours pu connaitre, un fonctionnement parfois discutable, la religion, le virage extrémiste du Brésil et les différences culturelles ont été difficiles à gérer pour la première fois depuis mon arrivée. Je n’arrivais plus à prendre sur moi et j’ai dû prendre de la distance ou j’allais exploser.
Pour la 1ère fois que je vis a l’étranger, je pense pouvoir me permettre de dire ceci : la plupart des gens de mon entourage français, de près ou de loin, n’ont aucune idée de ce qu’il se passe ici. Par « ce qu’il se passe ici » j’entends certaines réactions qui nous paraîtraient à tous dépasser l’entendement, voire être folles. Je ne suis pas en mesure de rendre dans les détails ce que je sais de l’école, de ses élèves et de ses parents, mais je peux piocher quelques exemples de loin en évitant de mettre qui que ce soit en porte à faux, moi y compris.
Je me suis liée d’amitié avec la psychologue de l’école, brésilienne qui a vécu un an en France pendant ses études, et qui est devenue mon roc ici, celle avec qui je peux tout partager et qui m’évite de sombrer. Parce que sombrer j’étais sur le point de le faire avant de faire une pause ce weekend.
Elle travaille à l’école depuis plus de 5 ans et a donc été témoin de nombreuses choses, dont un virage vers une équipe plus équilibrée, plus diversifiée et moins «radicale » dans sa pratique de la religion (j’en suis d’ailleurs la preuve puisqu’ils ont accepté de m’embaucher alors que je ne suis pas chrétienne pratiquante.) Ce virage ne me rassure pas toujours d’ailleurs puisqu’il sous-entend que ce qui me choque aujourd’hui était pire avant.

A quelques jours d’intégrer l’école j’ai reçu un email envoyé à toute l’équipe, de la part de l’un de ses employés administratifs, qui souhaitait mentionner l’homosexualité vue par la Bible pendant la chapelle du mercredi après-midi (une heure durant laquelle les élèves prient, chantent des chansons chrétiennes et écoutent le discours d’un intervenant sur un sujet souvent lié à la religion.) J’ai déjà cité cet exemple dans mon dernier article de blog, je n’y reviendrai donc pas en détails ici. Sa requête a heureusement été refusée. La psychologue m’a raconté qu’à la réception de cet email elle s’est empressée de prévenir la directrice que ce serait une terrible erreur. Des élèves homosexuels qui sont au bord de la dépression nerveuse et dans un véritable état de mal être, il y en a pleins à l’école... Si ce genre de discours est tenu devant eux, c’est elle qui les ramasse à la petite cuillère, sans parler des dommages à vie que de telles paroles peuvent avoir sur eux.
Pour beaucoup d’entre eux, à cause de la religion de leurs parents, ils ne sont pas acceptés et sont parfois même reniés. Certains parents prennent RDV avec elle pour tenter de comprendre l’homosexualité de leur enfant afin de la soigner. Selon elle, le taux d’élèves en mal être ou même suicidaires est plus élevé que dans d’autres écoles, principalement pour ces raisons. Beaucoup de parents refusent toutefois d’emmener leur enfant consulter car ils ont peur que le psychologue ne soit pas un chrétien pratiquant qui rendra un diagnostic médical dans la foi (antithèse bonjour.) En d’autres termes, dans leur religion, un psychologue est plutôt un chaman qu’un médecin. D’autres parents sont, eux, persuadés que leurs enfants ou eux-mêmes ont été traversés par le St Esprit, rendant l’approche de l’éducation scolaire quelque peu compliquée. Ce sont des histoires qui seraient presque monnaie courante dans l’école quand elles relèvent pour nous de la pathologie.
Il y a donc ce constant rappel de la religion à l’école. Dans les prières du matin, dans la journée du mercredi qui lui est dédiée. Cet inlassable constat que ceux qui la pratiquent assidûment se dédouanent de tout derrière elle. L’élection d’un président d’extrême droite n’est pas grave puisque quelque leader que ce soit au pouvoir, ce n’est pas LE vrai leader. Dieu l’est. Ce qu’il se passe dans le monde ne doit pas revêtir tant d’importance puisque Dieu est le seul juge de l’Homme.
A cela s’ajoute une totale intolérance de la part de certains envers ceux qui ne pensent pas comme eux. Alors qu’ils ne portent pourtant pas du tout haut et fort les valeurs du christianisme dans leur vie privée et même à l’école. Ce n’est pas une majorité, mais, qui est parfait ? Et surtout, ce qui me frappe ici, et que je tente moi-même de combattre jour après jour en moi, c’est ce sentiment d’avoir raison, de détenir LA vérité, d’avoir les clés car on a la foi. Quiconque ne croit pas n’y connait rien. Quiconque ne croit pas, « peine à son âme. »
C’est une approche des choses - celle de détenir la vérité - qui est également majoritairement portée par les américains que je côtoie. Un sentiment assumé et surtout dont ils n’ont pas conscience, d’une certaine supériorité. Il faut les entendre citer à tout va qu’ils sont la 1ère puissance mondiale sans forcément s’en rendre compte ni même pour se mettre en avant. D’où vient ce sentiment ? J’ai ma petite idée, mais je ne suis pas sociologue et surtout, cet article porte déjà bien trop de jugements de fortune à mon gout. [Je ne souhaite toutefois pas tomber dans le politiquement correct puisque jusqu’ici j’ai toujours partagé mon ressenti à chaud (non pas que je ne prenne jamais de recul et ne me pose aucune question, bien au contraire) mais je ne vais pas cacher ce que je vis et ressens pour paraître lisse. Sinon cet article n’aurait aucun sens.] Certains sont venus vivre au Brésil pour y faire carrière et fortune, avec une approche très colonialiste qui fait peur, et une façon de ne montrer qu’une infime partie des choses afin de rendre une image lisse et parfaite du self-made man américain qui est imbuvable quand derrière il y également ingratitude, manque de professionnalisme, vente de valeurs pour de l’argent... Il y a également une culture assumée - et encore une fois, à peine consciente - de la méritocratie.
Enfin, il y a cette façon de mélanger vie professionnelle et vie privée constamment, aussi bien à l’école qu’en dehors. Les groupes Whatsapp entre le staff de l’école dans lesquels on n’hésite pas à partager tout le weekend sur les élections, la religion etc... Pas de filtre ni de politiquement correct. A l’instar de certains parents qui ont les contacts de la psy et d’autres professeurs, pour X raisons, et qui partagent des vidéos virales piochées sur le net, sur des profs communistes, païens ou anti Bolsonaro, comme pour menacer l’école de prendre un jour ce chemin. Ici il n’y a pas de laïcité, de barrière, de correct et incorrect, de recul, de « un prof ne doit jamais donner son opinion politique ni sa religion. »
Parce que je dois énormément me censurer sur cet article, j’ai l’impression qu’il ne rend pas le quart de ce qu’il se passe et ce que je ressens. Difficile de le faire toutefois quand moi-même je ne comprends pas trop ce que je ressens.
Finalement, je voulais surtout utiliser ces exemples pour donner un schéma de ce que je vis (au final ils prennent 2 pages !) afin de mieux rebondir sur la conclusion que j’en ai faite.

J’ai beaucoup de mal à appréhender tout ça car je ne l’avais jamais vécu. C’est vrai, j’ai beau avoir vécu dans quatre pays différents avant celui-ci, le Royaume-Uni est très proche de la France sur de nombreux points (je ne parle pas ici de géographie) et je n’ai pas expérimenté la Malaisie comme une habitante locale. J’y ai passé une journée d’observation dans une école Montessori où j’ai pu y voir les prémices de ce genre de constat sur la religion et la culture. Le reste du temps, je n’ai côtoyé personne.
Ici je ne vis pas seulement au Brésil, j’enseigne dans une école chrétienne évangélique et je travaille avec une majorité d’américains. Comme cité dans mon précédent article, le mélange culturel est détonant. Et la religion est omniprésente, à mille lieux de ce que j’ai connu en France pendant 26 ans.
Je ne trouve pas ce quotidien moins intéressant que ce que je dépeins dans mon autre article. Mais épuisant. Tout simplement parce que je suis constamment sur un wagon de montagnes russes ici. Choquée, énervée, touchée, abasourdie, apeurée, surprise, positive... Et parce que cette dernière semaine, avec la fatigue et mon corps qui m’a lâché en tombant malade, j’ai découvert une partie de moi qui m’a fait peur. Cette même partie que je tends aux bras du monde. Celle où je saute d’aventure en aventure, tolérante et curieuse et surtout, ouverte d’esprit.
Ces expériences incroyables, c’est pour nous mais c’est aussi et surtout pour ça: s’ouvrir aux autres, voir et comprendre, ou tenter de comprendre. S’ouvrir l’esprit pour accepter, être tolérant, mieux réagir face aux votes extrêmes et racistes, face au manque cruel d’amour et de tolérance dans ce monde, face à certaines réactions qu’on n’aurait pas compris sans voir. C’est la certitude que ce qu’on apportera à nos enfants dans quelques années vaudra cent fois la peine d’avoir parfois galéré. Ce regard sur le monde, sur l’autre, ces anecdotes qui montrent et expliquent la différence, cette approche du monde que l’on se crée, seront autant de qualités à transmettre à nos enfants (et à mes élèves) pour un monde de demain meilleur, j’en suis persuadée. Je ne m’en rends pas toujours compte mais quelques fois je prends la mesure de ce que l’on vit et j’imagine mes enfants parler de nous à leurs camarades et amis, ou encore mes petits-enfants. Et je me dis qu’en fait ce qu’ils raconteront ne sera ni anodin ni commun.

Et là, en rentrant vendredi soir dernier épuisée, au bord de l’implosion/explosion, rien de tout ça ne m’habitait plus. Ce sont des propos à la limite du racisme que j’ai tenu à mon mari. Des insultes face à la différence, à l’incompréhension, au manque de sens que je réussis à donner à tout ça. Cette question m’a hantée tout le weekend : « et si c’était trop ? Et si c’était une sonnette d’alarme qui me chuchote de partir avant de radicalement changer ma façon de penser ? » J’ai eu peur, peur de moi et peur d’eux, de leur religion extrême, de leur culture colonialiste, de leurs différences. Et peur parce que je me suis accrochée à la France tout le long comme à une bouée de sauvetage, en lui trouvant toutes les beautés du monde (ce n’était pas faux la plupart du temps) mais en n’y voyant plus que le positif, en la polissant comme un diamant, en la rendant supérieure, comme ce que je déteste chez ces américains qui se prennent pour le joyau du monde. Et j’ai eu peur, parce qu’autant je suis épuisée, autant j’en redemande. Je redemande avant tout de mon travail, et j’ai cette idée que je laisserais tomber mes élèves qui ont besoin de personnes davantage « ouvertes » pour leur apporter des réponses davantage nuancées si j’arrêtais. Mais également parce que je n’abandonne pas, encore moins dans un moment de noirceur. Mon amie psy a pris cette expérience à l’école depuis 5 ans comme une expérience anthropologique. Le mot m’a choquée. Mais il faut avouer que c’est très représentatif. Toutefois, je préfère ne pas le voir comme ça.
Parce que je me suis posée autant de questions ce weekend et parce que je me suis fait peur, c’est la preuve que je n’ai pas fini d’apprendre. C’est surement ça la vraie expérience de l’autre, quand elle est poussée à son extrême. C’est peut-être en prenant une route sombre que je comprendrai davantage ceux qui s’y sont engagés depuis longtemps sans voir d’autres chemins.

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