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Les brebis galeuses de l'Education nationale

  • Photo du rédacteur: Chloé
    Chloé
  • 26 août 2020
  • 12 min de lecture

Dernière mise à jour : 22 déc. 2020




En Juillet, au détour d’une conversation, quelqu’un me dit : « ah tu ne sais pas où tu vas à la rentrée ? C’est un peu galère mais enfin bon, c’est pas trop cher payé vu tous vos avantages. Enfin je veux dire, les vacances quoi. Mais je ne dis pas ça méchamment hein, j'en sais rien, je ne sais pas comment ça fonctionne, c'est plutôt une question. »


Evidemment, je n’en veux pas du tout à cette personne de porter le même discours sociétal décomplexé qu’une grande majorité de notre pays. La France est certainement l’un des pays où le métier d’enseignant est le plus dénigré. Les médias n’aident pas, comme l’a démontrée la crise du covid. Encenser les efforts des équipes pédagogiques n’est en effet pas aussi croustillant que casser du sucre sur le dos des enseignants, les brebis galeuses. La clé de ce prof bashing réside sûrement d’ailleurs dans l’une des phrases dites ci-dessus : « je n’en sais rien. »


En effet, il faudrait pour inverser la tendance, diminuer le problème et redorer notre blason, que les choses se sachent. Il faudrait qu’une majorité de personnes vienne passer au moins une année dans un établissement, auprès des élèves bien sûr, et des parents, on le répète assez qu’on invite tous les médisants à passer le concours s’ils le souhaitent. Mais je crois qu’en fait, il faudrait surtout que les personnes viennent passer un an non pas nécessairement dans un établissement en tant que prof, mais surtout au sein de l’Education nationale. En effet, pour comprendre les efforts qu’il faut pour supporter ce système, et les conditions dans lesquelles nous évoluons, il faut non pas connaitre le métier d’enseignant, qui a sa part de difficultés mais il faut surtout connaitre le système, celui qui nous broie, nous manipule et nous prend pour des pions quand l’essence même de notre métier est pourtant l’humain.


Des pages là-dessus, je pourrais en écrire. Des histoires abracadabrantes il y en a des tonnes. Dire et répéter - pour que cet article ait vraiment un impact – que je connais le milieu du privé où j’ai travaillé plusieurs années, dans le tourisme et le service en plus, pas les secteurs les plus simples ni ceux qui portent en eux les meilleures valeurs de travail, et dire que certains employés du privé sont dans de bien pires conditions, physiques et mentales, me parait indispensable pour débuter cet article. Eh oui, on tombe très vite dans le discours contre-productif et anti-évolutif du « oui enfin ailleurs c’est pas mieux, voire pire. »


A la fin de ma licence, lorsqu’il me faut choisir de continuer ou non le Master pour enseigner, je suis déjà, sans vraiment le savoir, confrontée au système obsolète de l’EN. Je souhaite avoir le choix, celui de travailler où je le souhaite et aussi auprès de qui je le souhaite (rares sont les personnes qui vivent seules toute leur vie), et également celui de vivre à l’étranger ou de quitter mon poste d’enseignant si bon me semble. Dans l’Education nationale, tout cela est quasiment impossible ou très compliqué.


Après mon Master, dans une autre branche que l’enseignement, j’intègre tout de même l’Education nationale en tant que prof contractuelle. Ce statut, aussi appelé vacataire, est celui d’un remplaçant. Pour l’obtenir, il faut avoir au moins une licence dans la matière dans laquelle on veut enseigner (pour l’enseignement général.) On passe alors un entretien avec le rectorat de l’académie de son choix, et c’est ici l’un des seuls avantages du statut de contractuel, avoir le choix. Une fois enregistré dans les bases de données du rectorat, on va être appelé sur des remplacements différents. Le statut, moins bien payé et plus précaire, ouvre sur des situations diverses et variées. On peut remplacer un professeur en arrêt longue maladie. On a alors souvent la chance d’être reconduit sur plusieurs mois voire années. Toutefois, il faut vivre en attendant la mise à jour de l’arrêt maladie et l’idée que celui-ci peut s’arrêter à tout moment. Alors, à moins que le rectorat ne nous trouve directement un autre remplacement à couvrir, c’est le chômage. On peut avoir le statut le plus précaire, celui des petits remplacements ponctuels, au gré des besoins, souvent pas payés pendant les vacances scolaires, ballottés d’établissement en établissement, en changeant de classes, de niveaux, de collègues, d’élèves, de direction, de fonctionnement… On peut, et c’est mon cas, avoir un statut plus pérenne, celui d’effectuer des remplacements ou compléments de service annuels. D’août à août l’année suivante. En 2015, ce fut mon cas dans deux collèges où il manquait quelques heures d’anglais par ci par là, toute l’année. Ou l’année dernière, je remplaçais un professeur en détachement. C’est-à-dire que celui-ci a demandé d’enseigner au CHU de Bordeaux, tout en gardant son rattachement au lycée pro, au cas où il souhaite revenir ou encore au cas où le CHU n’ait plus assez d’heures à proposer. Cela lui évite de laisser son poste et se retrouver au fin fond de la région (qui est notamment la plus grande de France) le jour où il quitte le CHU. Enfin, il y a les contractuels en CDI. Ceux-là sont certains d’être payés et affectés sur des établissements à la rentrée, souvent sur des remplacements annuels, la plupart du temps qui changent quand même tous les ans, tout en restant dans l’académie.


Je ne passe donc pas le concours par choix. Pour ne pas partir faire à minima cinq ans en région parisienne, parce que je ne suis pas seule mais en couple, et que nous construisons quelque chose ici. Et parce que le statut précaire n’est pour moi pas cher payé pour avoir le choix. Egalement celui de quitter l’éducation nationale quand bon me semble, pour autre chose, pour de l’enseignement privé ou pour un autre pays.

***

Si j’ai le choix, alors de quoi est-ce que je me plains ? Eh bien regardons de plus près ce qu’il se passe avec les professeurs titulaires du concours. C’est-à-dire ceux qui ont fait cinq années d’études et ont passé un concours extrêmement sélectif que certaines personnes mettent des années à avoir.


Souvent, après cinq longues années d’études et un bachotage imbuvable pour être sûr d’avoir le concours, la délivrance tant attendue arrive. De plus en plus, et cela n’ira pas en s’arrangeant, elle revêt un goût doux amer. Celui de la réussite d’une part, et celui du début de la galère. Chaque prof titulaire, fraîchement diplômé, bourré de belles idées, de valeurs, d’une envie passionnée d’enseigner - car ce métier se fait par passion – passe des heures angoissées à attendre que le couperet tombe : celui de l’affectation. Où va-t-on atterrir ?


Je ne vous fais pas un dessin. Cette donnée, ils l’obtiennent soit en Juin, soit en Août. La plupart des profs ont une vie personnelle, des familles, des amis, des conjoints, des projets, un logement. Ils ont donc moins de deux mois, parfois moins, pour se préparer à une nouvelle vie, une nouvelle ville, un déménagement voire une séparation géographique d’avec familles, amis et conjoints, la plupart du temps subie. Le manque d’enseignants dans les zones dites prioritaires, celles où les élèves sont « difficiles », fait qu’on y parque tous les jeunes profs fraîchement diplômés, sans expérience. La plupart de ces zones se situent en région parisienne, il est donc aujourd’hui quasiment évident d’y faire ses armes quelques années. Mais puisque le recours aux enseignants contractuels n’a pas toujours été aussi évident, il faut aussi des profs titulaires remplaçants. Même situation que la nôtre, sauf que ces profs-là ont le concours. Ici, non seulement on ne choisit pas où on atterrit mais en plus on est souvent sur plusieurs établissements en même temps, ballottés également de remplacement en remplacement, pas certain de garder le même poste l’année suivante. Pour faire des projets de vie personnels, on ne fait pas pire !


Voici donc les trois cas de figure des enseignants du second degré (collèges/lycées) dans l’Education nationale.


Maintenant, finissons par des faits, qui parleront bien mieux et achèveront, je l’espère, de lever le rideau sur les conditions de travail dans le système d’éducation d’un des pays les plus riches du monde.

Les coupes budgétaires faites dans la fonction publique depuis plusieurs années, et ici dans l’enseignement, font que mes collègues titulaires, notamment en poste fixe (sur le même établissement depuis plusieurs années) sautent. « Sautent ?! » Quésaco ?

A., 40 ans, prof d’espagnol titulaire du concours depuis pas mal d’années, obtient en 2019, pour la première fois, d’enseigner sur un seul et même établissement. Avant, elle faisait les trajets entre deux établissements, devait faire le double de réunions parents/profs, avait d’autant plus de niveaux de classe (donc plus de préparation de cours), devait jongler entre les conseils de classe à deux endroits distincts, avait plus de difficulté à s’intégrer pleinement dans l’un et l’autre établissement, organiser des voyages, s’inscrire dans le projet pédagogique de l’établissement, faire un travail de qualité dans des conditions optimales, ce qu’on devrait lui garantir après 5 ans d’études, un concours et au moins quinze ans d’enseignement !


M, 40 ans, prof d’anglais titulaire du concours, « saute » (la fameuse formulation très moche qui est pourtant édifiante) en 2019. Après dix ans dans le même établissement, un manque d’heures (qu’on aurait pu trouver ailleurs) fait que son poste saute, tout simplement. Aucun recours possible, une nouvelle inattendue, une vie professionnelle à recommencer. L’attente de savoir où elle atterrit est interminable et ajoute à l’énorme stress et tristesse de devoir quitter un endroit qu’elle aime et dans lequel elle s’investit depuis dix ans. [Oui, des licenciements dans le privé il y en a des tonnes malheureusement. Dans l’Education nationale c’est tous les ans courant janvier qu’on se demande si on va sauter. Et que parfois, sans crier gare, sans s’y être préparé, on saute.]

Je ne vous fais toujours pas de dessin, M. espère très fort ne pas être envoyée loin. En effet, à 40 ans, on a souvent un conjoint, des enfants et un logement sur lequel on s'est endetté…


L., CPE depuis presque 30 ans, après avoir fait ses armes en région parisienne, demande sa mutation dans l’académie de Bordeaux. Mutation qu’elle paye chère puisque durant 12 ans, elle sera TZR, le fameux titulaire du concours mais remplaçant. Ballottée d’établissement en établissement, elle restera au maximum cinq ans dans le même. Depuis neuf ans, elle a enfin eu un poste de CPE fixe, dans le lycée où j’enseignais l’an dernier. L. fait partie des trois CPE qui croulent sous le travail dans un établissement professionnel de presque 1000 élèves, avec des conditions difficiles, des élèves qui ne le sont pas moins, et une charge de travail doublée par la présence d’un internat où il faut effectuer des permanences certains soirs (sans être davantage payé.) En début d’année scolaire 2019, une réunion avec toute l’équipe de l’établissement souligne les difficultés de la vie scolaire qui coule, ne réussit pas à s’en sortir avec un manque d’AED (assistants d’éducation ou pions pour ceux qui connaissent mieux ce terme.) Courant Mars 2020, en pleine période de confinement et de continuité pédagogique, alors que nous sommes tous cloîtrés chez nous, loin des autres, d’éventuels soutiens, et surtout loin d’actions que l’on pourrait mener pour combattre ce système, le poste de L. saute. Et elle ne sera pas remplacée. Un établissement qui croulait déjà sous le travail avec trois CPE, se retrouve avec deux. En effet, du fait de l’explosion démographique autour de Bordeaux, l’un des collèges alentours se voit accueillir 950 élèves quand il en avait une capacité de 600. Il faut donc une CPE supplémentaire. Evidemment, dans l’Education Nationale, quand on ajoute quelque part, on enlève ailleurs… Coupe budgétaire.


Au-delà des moyens humains pour garantir des conditions d’éducation correctes aux élèves, qu’en est-il de la santé mentale de L., et des autres, dans un tel changement de vie subi ?


Cette année au lycée, au moins trois enseignants titulaires de lettres-histoire ont été mutés dans d’autres établissements, à leur demande (oui il y a quand même parfois des choses qui fonctionnent, parfois après plusieurs années de demande.) Ces trois enseignants n’ont pas été remplacés par des profs titulaires du concours mais par des enseignants contractuels. Il est pourtant évident que l’académie de Bordeaux est une académie extrêmement prisée, demandée, et que des tas de profs titulaires, en région parisienne et ailleurs en France, devaient pourtant attendre une mutation dans celle-ci. Pour certains il s’agissait même peut-être d’un « rapprochement de conjoint » pour enfin retrouver la personne qui partage leur vie…


Après une année passée dans le lycée professionnel sur un poste en détachement, qui restait détaché à la rentrée, malgré les demandes du proviseur, de l’inspecteur d’anglais, et des collègues, malgré une certaine logique que de garder un enseignant qui connait le poste, l’établissement et les élèves, le poste a été donné à un TZR (titulaire remplaçant.) Hormis l’illogisme dont fait preuve l’E.N., je trouve cela normal qu’une personne avec le concours ait la priorité sur moi. Mais moins que de l’autre côté, en lettres-histoire, on place trois contractuels et pas de titulaires. Le rectorat magouille, bloque les postes à sa guise, fait sa petite « popote », place et déplace ses pions. Et nous, nous sommes impuissants, les bras ballants, à regarder, de loin, cette grosse pieuvre décider de notre vie pour nous. Il n'est jamais question d'expérience, de mérite, d'investissement personnel, de revalorisation, de remerciement.


Après une année (et encore, elle fut bien avortée) passée dans l’établissement, le fait de ne pas choisir de partir - et bien que je connaisse les enjeux de mon statut de remplaçante contractuelle - le fait de subir ce départ, a été très difficile à vivre émotionnellement. Après avoir vécu dans quatre pays en trois ans, changé pas mal de fois d’emploi, dit au revoir à des dizaines de personnes auxquelles je m’étais attachée, je m’attendais à être davantage résiliente et prendre du recul. Ce sera le cas mais ça prend du temps. Alors je n’imagine pas quand il s’agit d’un enseignant ou CPE qui a tout donné, pendant dix ans, pour un établissement qu’il ne souhaitait pas quitter. Un enseignant qui a étudié et passé un concours, qui n’a jamais choisi le statut de remplaçant, de pion, qui ne désirait pas changer, qui s’est donné moralement et parfois physiquement pour ce superbe métier que l’on est en train de tuer, une personne avec une vie personnelle qui tournait aussi autour de son travail. Une personne en fait, avec des états d’âme.

Que se passerait-il dans la vie de tous les jours si chacun d’entre nous était sur un siège éjectable ? En quelque sorte, c’est la triste réalité, je le sais. La sécurité de l’emploi dans l’E.N. est d’ailleurs un énorme avantage que beaucoup pointent du doigt, j’en ai conscience. De manière plus humaine, que se passerait-il si vous deviez, chaque année à la même période, envisager refaire votre vie professionnelle, voire personnelle (déménagement, séparation géographique de conjoint, famille, amis…), ou que chaque année, à la même période, vous espériez de tout cœur rejoindre cette famille, ces amis, ce conjoint, et subir les montagnes russes de l’attente pour n’arriver qu’à une déception de plus ? Que se passerait-il, si comme L. vous aviez tout donné pendant dix ans pour un établissement, en étant certainement la plus dévouée des CPE, et que vous subissiez ce coup du sort en sachant pertinemment qu’après le deuil difficile de l’ancien lycée, il ne faudra pas trop s’attacher au nouvel établissement car on risque de sauter encore une fois, lorsque de futurs collèges seront construits et qu’on « redistribuera » les élèves et donc les personnels éducatifs qui vont avec ?


Émotionnellement, ces coups du sort, ces attentes, ces espoirs déçus, ces mutations, coupes budgétaires, cette non liberté, sont un poids énorme. Auquel s’ajoute celui dont je parle suffisamment dans d’autres articles, des conditions de travail qui se dégradent, et d’une charge mentale qui s’alourdit sur les enseignants et équipes pédagogiques. Quand on monte à reculons enseigner à certaines classes, qu’on subit mentalement chaque jour des classes difficiles, qu’on doit prendre sur soi, constamment, qu’on sert les poings et qu’on souffle un bon coup pour rester professionnel, ne pas s’énerver, ne pas craquer, alors que nous sommes aussi des humains, et qu’on doit en plus subir la pression de ne pas savoir ce qu’il adviendra de nous à un moment donné, qu’on continue de donner en sachant qu’on se fera tôt ou tard piétiner, alors tout le système est en défaut.


Je le répète, je ne parle pas ici du secteur privé où les conditions de travail et la dimension humaine peuvent être bien pires mais du fer de lance d’une nation, son éducation. C’est ici que tout commence. Nous sommes dans l’un des pays les plus riches du monde, dont on salue les valeurs démocratiques et sociales. Enseigner c’est avant tout être humain, faire de l’humain. A quel moment est-ce normal d’être alors à ce point déshumanisé par ceux qui gouvernent les enseignants, et le reste de la population ? A quel moment est-ce normal, légitime et valable d’être un pion sur un échiquier car nous avons suffisamment d’avantages (15 semaines de vacances par an, qui sont un bonus énorme dans ce métier, personne ne peut le nier, mais l’un des seuls) ? Quand notre nation a-t-elle basculé dans l’individualisme au point de ne voir que cela, les vacances, pour légitimer que son système éducatif soit devenu un rendement ? A quel moment avons-nous accepté que nos enfants soient des données chiffrées dont l’éducation est faite par des personnels en manque de formation, de reconnaissance, de soutien, à bout de souffle et dont la santé mentale, celle-là même qui est indispensable pour bien faire ce métier, est complètement bafouée ?


On ne demande pas que l’on nous déroule le tapis rouge ni que l’on nous plaigne. On demande que cette désinformation du système interne, et que ce prof bashing qui ne concerne qu’une infime partie des enseignants - qui parfois ont abandonné presque à juste titre - cesse. Car dans une démocratie qui se soucie de ses enfants, de son avenir et de ses semblables, aucun humain au service du bien public, des autres, (et là il s’agit également des fonctions hospitalière, sociale et toutes les autres) ne devrait être une donnée chiffrée, un pion sur un échiquier !


[J'ai pris comme exemples ceux qui sont les plus frais pour mieux en parler, à savoir qu'il en existe des dizaines comme ceux-là, dans l'enseignement primaire aussi, notamment d'enseignants qui se sont vus séparés des années durant de leur famille.]



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