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Photo du rédacteurChloé

A nos élèves...

Dernière mise à jour : 16 févr. 2021




Fin août, j’apprends que je passerai l’année dans un collège à 40 minutes de chez moi, à mi-temps. J’ai trois niveaux sur les quatre. Pour compléter ce poste, le rectorat y a ajouté un « complément de service. » Je passerai également l’année dans un lycée, à 25mn de chez moi et 15 du collège, avec deux niveaux supplémentaires, seconde et terminale. La bombe passée, j’oublie un peu le caractère « bâtard » de mon poste et me dis que je suis heureuse de retourner en lycée. Même si mes élèves "attachiants" de l’enseignement professionnel me manquent, force est de constater que le travail n’est pas désagréable dans le milieu général, avec des élèves davantage impliqués, curieux et volontaires. Les cours peuvent être plus élaborés, développés et sont, de ce fait, plus intéressants sur le plan professionnel. Au lycée général, l’énergie déployée en classe est moindre également. Ils ne s’insultent pas, ne se bagarrent pas, travaillent à peu près et ne sortent jamais leur téléphone.


J’oscille entre trois et six heures supplémentaires par semaine (semaine A et B.) Septembre et Octobre, je ne sors pas la tête de l’eau. Je n’ai rien de prêt car j’ai été prévenue une semaine avant la rentrée. Ma dernière année en collège remonte à il y a cinq ans, quand j'ai débuté, avant la réforme, et avouons-le, quand je ne savais pas enseigner. Le programme en lycée pro est différent ainsi que les épreuves du bac. Et mon année au Brésil, si elle m’a permis d’apprendre dans la pratique l’équivalent de cinq années d’enseignement, ne me permet pas non plus de réutiliser le contenu de mes cours. Je croule sous le travail. A peine rassurée, je me rends compte que mes collègues du lycée, certains avec des années d’enseignement derrière eux, sont épuisés et sous l’eau également. La réforme, les spécialités, le nouveau bac, ils passent leurs soirées et weekends à travailler. Je n’ai absolument plus le temps pour une vie personnelle en dehors de mon travail. Burn-out, ce mot que je déteste pour mille raisons, résonne constamment à mes oreilles. J’ai de l’homéopathie sur ma table de nuit pour me détendre. J’accueille les vacances de la Toussaint avec bonheur et anxiété. Je sais qu’elles devront être studieuses si je veux me sortir de cet engrenage infernal, au moins quelques semaines, avant l’avalanche des conseils de classe et réunions parents/profs, et retrouver un semblant de vie personnelle. Je passe une grosse partie des vacances dans mon bureau. Préparation de cours (présentations PowerPoint, découverte de séquences à défaut d’avoir le temps de faire les miennes, adaptation des miennes à l’enseignement général, barèmes à créer en accord avec les descripteurs du Cadre Commun de Référence pour les Langues pour les évaluations), report des compétences sur le logiciel dédié pour 90 copies de collège, à raison d’une petite dizaine de compétences différentes évaluées, réponse aux mails des élèves, corrections, réponse aux mails des parents…




La rentrée arrive. Très vite, et à seulement deux semaines de reprise, je suis rejointe par la majorité – si ce n’est tous – mes collègues en terme de fatigue. Deux semaines seulement après la reprise, avec un jour férié au milieu, nous sommes au bout du rouleau. Les profs ça râle, parfois (souvent) avec légitimité, parfois en ne se rendant absolument pas compte de leurs privilèges en comparaison du privé ou d’autres branches du secteur public (je pense notamment à la santé.) Je le sais car j’ai travaillé dans le privé et qu’après un an de retour dans l’Education nationale, il m’arrive de faire pareil… Là, c’est différent. Ce n’est pas tant de la négativité qui émane des équipes mais surtout une énorme lassitude. Les yeux sont cernés, les visages creusés, les corps épuisés. On vient pourtant de revenir...


Le protocole sanitaire est renforcé au collège. Chaque classe reste dans la même salle toute la journée. Il faut courir d’une salle à l’autre pour ne pas les laisser seuls trop longtemps. On craint les vols, les bagarres et on leur hurle, derrière nos masques, comme des pantins désarticulés, de ne pas se pencher à la fenêtre du deuxième étage. On prend cinq à dix minutes pour relancer nos sessions, Pronote, faire l’appel et lancer les documents du cours. Dix minutes de perdues qu’eux gagnent en excitation, volume sonore. On commence les cours surexcités et épuisés. Et ça, quand les vidéoprojecteurs projettent et que le son fonctionne. Une collègue s’est chronométrée, elle fait cours en moyenne 30 minutes seulement. Les élèves qui sortent trois fois moins, même si c’était pour aller d’une salle à l’autre, sont surexcités. En récré, ils sont de nouveau parqués dans 50m2 avec quinze autres classes et doivent respecter un sens de circulation. Les récrés sont décalées, tout le monde oublie qui part en premier et revient en dernier. En sport, les élèves ne peuvent rien faire à part de l’endurance. La matière qui - au collège en tous cas - leur permet souvent de se défouler et de vraiment apprécier leur journée, s’est-elle aussi transformée en contrainte.

Vendredi, après une semaine épuisante de nouveau protocole sanitaire au collège, de cours redondants au lycée pour montrer aux élèves le manuel numérique que j’utilise, l’emplacement des cours dans Pronote et le fonctionnement de la nouvelle présentation PowerPoint créée à la va-vite pour préparer le distanciel à 50% qui commence lundi, après 15h de correction d’audios de terminales calées dans l’emploi du temps, une réunion syndicale mardi où les divisions sont reines quand pourtant nous partageons tous le même poids sur nos épaules, une semaine où j’ai rêvé de corrections, me suis réveillée avec des post-il mentaux de ce que je devais impérativement dire et faire avant de les lâcher à la maison en distanciel, partagé avec des collègues à maintes reprises notre impuissance de ne pouvoir faire mieux, de se sentir comme de mauvais profs, d’avoir l’impression de faire n’importe quoi mais pas d’enseigner, de faire perdre leur temps aux élèves, et de devenir intolérants avec eux, je suis arrivée épuisée au collège. Après trois heures de cours le matin au lycée, une salade achetée et mangée à la va-vite pour aller répondre aux mails d’une maman dont le fils dans la classe où je suis professeure principale vient de faire un bilan orthophonique et pour lequel je dois mettre en place un Programme Personnalisé de Réussite Educative avec toute l’équipe pédagogique (mails, réunions, réflexion sur comment adapter son travail au mieux pour lui permettre de suivre et travailler dans des conditions optimales), je suis rentrée dans la salle des 3ème à 13h45 vide. Je me suis dit qu’il fallait que je tienne trois heures encore, je me suis demandée comment.


Cet après-midi-là, quelques élèves manquent à l’appel. Leurs camarades me disent : « elles arrivent madame. Il y a eu une histoire, ça ne va pas du tout. » N. la première arrive en pleurant. Je lui propose de sortir « prendre l’air » (avec un masque dans le couloir.) Je vois sur la fiche d’appel en ligne que c’est son anniversaire. Je m’interroge. Les filles arrivent au compte-goutte, escortées par le surveillant, toutes en pleurs. Tel un robot, je continue mon cours, mes questions « do you think this video is effective ? », je tente de reformuler quand ils ne comprennent pas malgré mon cerveau embué. S’ils discutent, mes yeux lancent des éclairs, je n’ai pas la patience. Je vois les pleurs mais continue sur ma lancée « what do you think is going to happen in the second part of the video ? » Je leur distribue une enquête en anglais et les mets en groupes. Je ne suis pas censée avec le nouveau protocole sanitaire mais si je ne peux plus les faire prononcer derrière leurs masques ni parler en groupes en langues vivantes je peux amener des Mandala ! Je cède à la demande des filles qui ont besoin de se calmer dans le couloir. Je me dis que ma fatigue et mon ras le bol ne doivent pas me rendre insensible à leurs problèmes. Je me souviens que des adolescents n’ont pas notre recul, que toutes leurs histoires prennent une ampleur non simulée qui peut les travailler jour et nuit, à mille lieux des préoccupations scolaires, dans un environnement anxiogène où on ne leur laisse plus aucune place pour être innocents. A la fin de l’heure, j’apprendrai que N. n’a pas vu sa maman depuis un an. Elle est inconsolable. Je voudrais la prendre dans mes bras, lui chuchoter que ça va aller mais ça ne se fait pas. Et puis il y a le protocole sanitaire.


En dernière heure, je puise dans mes dernières forces, qui pourtant semblent m’avoir quittée depuis longtemps, parce que ce sont les 5ème, qu’ils sont extrêmement éparpillés et bruyants, mais aussi parce que je leur dois bien ça, à mes petits loups à moi, ceux dont je suis prof principale, qui chuchotaient en passant devant mon cours avec les 3ème, « c’est Mme Barberet, regardez c’est Mme Barberet », comme si j’étais le Pape, ou Ariana Grande plutôt.


J’arrive dans un zoo. Littéralement. J. danse. M. est sous la table, M.A. rampe derrière le bureau du fond « pour récupérer un stylo », L. a mis son manteau à l’envers, on ne voit plus sa tête et tout le monde rigole… Je regarde la porte du fond de la classe ouverte sur l’herbe, le terrain de sport et les vignes au loin. Ca me submerge, je souhaiterais (rêverais serait plus juste) leur dire « mettez vos manteaux, rangez-vous derrière, on va faire classe dehors ! » J’entends d’ici leurs cris de joie. Je les regarde, aussi surexcités qu’ils sont épuisés, et me dis qu’ils seraient cent fois mieux dehors, que ce n’est absolument pas pédagogique et encore moins humain de leur imposer cette dernière heure, un vendredi de 16h à 17h, après une semaine complète d’un rythme de dingue, renforcé par un protocole sanitaire qui les assomme.


Ils m’assaillent de questions, me suivent pour me donner des papiers administratifs, ne me laissent pas poser mon manteau, ma collègue rigole avec moi, épuisée et dépitée après une heure mouvementée. On les regarde faire le show avec des sourires lassés mais bourrés d’affection. Paradoxalement, ce sont eux qui nous les font tenir ces journées de folie.


Le vidéoprojecteur ne projette que la moitié du document et le son ne fonctionne pas, ils me crient tous en même temps des instructions contraires. Ils piaillent, se déplacent, partent dans tous les sens. Je finis par bricoler le cours, en trouvant la solution la « moins pire », j’enchaine sur une compréhension écrite (inutile à cette heure-là), en sautant deux slides de ma présentation PowerPoint. Ca n’a aucun sens, ce n’est absolument pas pédagogique. J’envoie un message vocal à Thomas après la classe, épuisée, en lui disant deux choses : « passe acheter des bières s’il te plait. » « Je suis une prof de merde. »


A la maison le soir, je repense à mes élèves. A mes terminales générales 1 que j’adore et qui me poussent à leur apporter des cours toujours plus développés et pertinents pour nourrir leur curiosité intellectuelle et adopter le rythme de leur culture générale très développée. Je repense à N. en larmes cet après-midi-là. Je raconte et m’épanche, non pas sur les couacs de la journée, de la semaine et du début d’année, mais sur mes 5ème qui chuchotaient mon nom dans le couloir, surpris et heureux de me voir donner un cours à une autre classe pour la première fois, je parle de M. qui parle de l’Irlande comme du meilleur pays du monde, d’E. qui vient me voir pour me demander timidement si je sais que son prénom est irlandais, alors que c’est celui que je souhaite donner à une fille si un jour j’en ai une, je parle de J. qui ne tient pas en place, écrit avec un genou sur la chaise, et qui n’est pas fait, comme tant d’autres, pour ce rythme scolaire et ces salles entre quatre murs. Je parle de K., dont la maman a le cancer, qui sourit dans mon cours quand on fait des travaux en groupes car il est avec ses copains et s’autorise des moments d’innocence. Je pense à mes élèves de l’an dernier, mes attachiants du lycée pro, au mail que j’ai reçu en début d’année au nom d’une classe entière pour prendre de mes nouvelles et me dire que je leur manquais. Je pense à ces élèves avec qui je discute de voyages en fin d’heure, d’aller étudier à l’étranger après le lycée. Je pense à leurs débuts bien étranges dans le monde post-bac… J’en parle sans m’arrêter, avec de grands gestes, et avec passion.


Je pense encore et encore à mon arrivée non pas fracassante mais fracassée dans ma classe de 5ème cet après-midi-là. Je les revois surexcités, et moi qui regardais avec envie la porte de sortie, non pas pour m’y enfuir mais pour les embarquer avec moi, pour les (re)découvrir en dehors de ces quatre murs, pour aller respirer, courir, gambader, apprendre du vocabulaire anglais en contexte, s’assoir dans l’herbe pour les travaux de groupe, jouer des scénettes devant les commerces du village, en anglais, pour parler en continu, en interaction, apprendre, rire aussi. Pour s’amuser, s’amuser, s’amuser, et parce que je n’avais pas eu ma dose d’eux.


Depuis Septembre mon travail a pris toute la place, ainsi que dans mon couple. J’ai plusieurs fois questionné la suite, et je le fais encore. Une école alternative où les profs et les élèves sont respectés dans leur rythme et pédagogie ? Un mi-temps ? Un virage à 90° où je n’enseignerais plus, ou pas dans le secondaire ? Mais je vois leurs visages apparaître, et je me demande comment faire sans eux, à une autre place que la mienne…


Depuis Septembre mon travail a pris toute la place mais je l’accepte. Parce que notre métier, au plus sombre de sa fonction, bénéficie de rayons de soleil suffisamment lumineux qui irradient sur nos corps endoloris, endormis, et nos cerveaux en lambeaux. Et parce que nos cœurs débordent d’amour pour ces élèves qui nous épuisent et nous remplissent.




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