Hier soir j’ai posté une photo de Thomas et moi dans notre nouveau van le weekend dernier. Nous l’avons acheté en Mars parce qu’il est plus grand et plus confortable. C’était notre première nuit dedans même s’il n’est pas terminé. Et sur le post je fais la constatation qu’elle reste incomparable à notre toute première nuit dans Lino, notre premier van, un Peugeot J9 de 1992 que l’on avait remonté en Angleterre à l’automne 2017. Lino c’est notre première possession commune et à ce jour, celle qu’on chérit le plus je crois. Lino, c’était un rêve. Il n’était pas du tout inaccessible mais on était loin de s’imaginer le bonheur qu’il allait nous procurer, les leçons de vie qu’il impulserait ou nous aiderait à comprendre, les moments inoubliables et les sentiers incroyables sur lesquels il allait nous emmener. Alors notre nouveau van aussi, nul doute là-dessus, mais c’est fou la force des premières fois !
Je me suis donc remémoré avec un sourire niais et une grande nostalgie notre toute première nuit dans Lino. Et pour ça j’ai relu mon post sur le blog (ici), et je suis descendue dans ma galerie photos Instagram en remarquant une fois de plus que ce réseau me sert vraiment de journal en fait. Et s’il peut parfois (et de plus en plus souvent) m’envahir et me saouler au plus haut point, il me permet quand même, de temps en temps, de faire une rétrospection de tout ce que j’ai vécu ces dernières années, et facilement me souvenir des instants aussi « petits » que grands, et les ressentis qui allaient avec.
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Cela fait presque deux ans qu’on est de retour en France. J’ai l’impression que ça ne fait pas longtemps puisque nos vies ont été mises entre parenthèses pendant presque un an. Du coup il est vrai qu’on a beaucoup moins de souvenirs ici, confinés les ¾ de l’année ce n’est pas idéal pour alimenter son journal d’aventures. Et forcément, ça doit venir accentuer mes périodes de manque intense de l’étranger. Peut-être que de « simples » voyages par-ci par-là suffiraient à l’atténuer ce sentiment, le virus du covid ne m’a pas laissé obtenir la réponse… mais à vrai dire j’en doute fortement. J’ai ce manque du drogué. Ces pensées très sous-jacentes qui au début du retour sont omniprésentes, puis s’estompent, puis ressurgissent parfois, de plus en plus, et enfin très souvent. Penser à repartir électrise systématiquement mon corps et mon esprit. Et ce shoot-là, il est vraiment difficile à délaisser.
Souvent, je m’évade dans mes souvenirs avec délectation. Je ne suis pas mélancolique, et je ne crois pas vivre dans le passé. La preuve, j’imagine souvent la prochaine expatriation, même si elle n’a aucune date. Mais ces moments sont très particuliers, et me sont très chers. Ce sont comme de petites réminiscences de tout ce que nous avons vécu, des souvenirs qui finalement ne nous ont pas toujours voire pas du tout marqués sur le moment mais c’est ce dont je me souviens aujourd’hui, ce que je chéris « après. » C’est assez intéressant, et très important, d’avoir un vrai recul sur ces expériences. Mes derniers articles sur l’expatriation faisaient souvent état du fait que tout était allé très vite, que ça s’était enchaîné, que le retour faisait partie de la spirale infernale et pour qu’il soit « réussit » il a fallu se « jeter » dans cette nouvelle vie, qui n’a pas attendu qu’on ait pris le temps elle. Le résultat, c’était cette impression de ne même pas avoir assimilé ce qu’on avait vécu qu’on était déjà plongé tête la première dans « l’après. » Alors être capable aujourd’hui de se remémorer - avec une nostalgie saine et aucun regret- ce que c’était, ce qui nous manque et ce qui finalement nous faisait vibrer au quotidien, c’est enfin la possibilité d’assimiler et d’intégrer ce qu’on a vécu. Et je pensais que ça ne viendrait jamais en fait.
Je ne saurais l’expliquer mais ces réminiscences concernent majoritairement notre année en Angleterre. Et c’est un manque physique du pays qui se manifeste (mon manque de l’Irlande en tant que pays est clairement viscéral lui mais c’est autre chose.) Je pourrais donc dire que c’est le Royaume-Uni en général. Le Brésil revient de plus en plus souvent aussi. Mais plus rarement l’Irlande du Nord et la Malaisie. Je crois que c’est une question de durée et de vie menée dans lesdits pays. En Irlande du Nord et Malaisie, ce ne fut que six mois chaque fois. Thomas était encore étudiant. Et même si l’on a vécu notre meilleure vie en Irlande et que l’Asie a été pour moi une découverte personnelle exceptionnelle, qui m’a changée à tout jamais et pour le meilleur, nous étions peut-être encore trop du côté des « expériences », des aventures. Et puis en Angleterre nous commencions notre vie de couple qui travaille, subit la routine, les tâches désenchantées du quotidien, a moins d’occasions de s’évader les jeudis soir en boîte de nuit ou les weekends en road trips avec dix étrangers des quatre coins du monde. C’était ce qu’on appelle communément dans notre société occidentale du « work work work work » : la vraie vie.
Ainsi, hier soir, en faisant défiler mes photos, en relisant mes posts, mes impressions, mes aventures, j’ai été envahie d’un sentiment plus intense que d’habitude, et même un peu différent. Un peu comme si mon esprit s’était détaché de mon corps et que je regardais ces trois années expatriées être vécues par quelqu’un d’autre que moi, tout en ayant la connaissance de toutes les sensations, tous les ressentis, en étant remplie de tous les souvenirs. Après plus d'une année à prendre nos marques dans notre nouvelle région et à tenter de comprendre la folie qui nous entoure depuis Mars 2020 et son impact (surtout psy) sur nos vies, c’était extrêmement plaisant de prendre le temps de s’arrêter et se souvenir. Sortir la tête du guidon et se dire que « c’était il n’y a pas si longtemps tout ça » et que ça a bien existé. Et c’est beau, c’est fou, c’est incroyable !
La suite de ce post est donc une ode à nos deux dernières années d’expatriation, un post qui me sert plus à moi qu’à quiconque, pour kiffer à fond et me souvenir avec des étoiles dans les yeux et des étincelles dans le cœur. Me rappeler qu’on l’a fait, qu’on a vécu toutes ces folies, qu’on a eu l’immense chance (qu’on s’est créée aussi) d’expérimenter tout ça, de voir tout ça, de rencontrer tous ces gens, de vivre tous ces trucs absolument incroyables. Parce qu’on a tendance à très vite oublier. Et le retour n’est pourtant pas une fatalité ! Hier soir j’ai débuté un énorme travail d’assimilation je crois, et ce fut ma meilleure soirée depuis longtemps. La preuve, ma plume s’est envolée… !
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Je dois forcément débuter par ce qui a déclenché cette soirée souvenirs : notre première nuit dans Lino. C’était fin Novembre 2017. Il faisait déjà plutôt froid en Angleterre, et Lino n’était pas avancé du tout. Mais on avait un lit, et c’était tout ce qu’il nous fallait. On est partis de chez nous le samedi matin et on a roulé une bonne partie de la journée jusqu’au Parc National Snowdonia au Pays de Galles. Le soir, alors qu’il faisait déjà nuit, on s’est arrêté manger dans un pub à l’allure de petit château en pierres. A l’intérieur, c’était cosy avec de la moquette par terre, un coin cheminée, l’étalage de tireuses avec le nom des bières tout le long du comptoir, et les longues tables en bois brut. On a commandé des pintes de Guinness, mangé un fish and chips et puis on est reparti poser Lino en bord de mer. Ce soir-là j’ai cru rêver. Je n’arrivais pas à réaliser que j’étais dans mon van, au bord de l’eau, là où on l’avait décidé, enivré de liberté comme jamais je ne l’avais ressenti ! C’était exactement ça, ce qu’on appelle « le pur bonheur. » Et c’était incroyable honnêtement. Je ne suis pas sûre d’avoir eu dans ma vie depuis un moment d’extase intense comme celui-là. Le lendemain, on se réveillait avec le vent qui tapait contre le van. On apercevait l’Irlande de l’autre côté de l’eau, au loin. Et l’après-midi en rando Thomas me demandait de fouiller dans sa poche en jouant aux devinettes de Gollum pour que j’y trouve une bague en toc avant d’aller choisir la « bonne. »
Evidemment je ne peux pas ne pas rebondir sur tous les weekends qui ont suivi avec Lino. Un nouveau rituel. Rassembler les affaires le vendredi soir en rentrant du travail, et « off we went » le samedi matin. Je me souviens de la route par cœur, je pourrais la refaire les yeux fermés (bon avec le volant côté droit un peu moins !) La départementale, l’arrêt pour mettre de l’essence à Costa Coffee et moi qui allais chercher nos donuts et nos cafés à emporter. Le petit déjeuner incontournable des road trips en van. Thomas avait même fabriqué deux emplacements gobelets exprès. Et puis on prenait la nationale pour aller dans les Cotswolds, ou le nord de l’Angleterre, ou l’Est, ou l’Ouest. On passait par les petits villages typiques, on se retrouvait dans des pubs aussi bien en ville que complètement perdus dans les villages, au bord de l’eau ou sur le bord d’une route. Dans une ancienne église ou un manoir. On cherchait des coins tranquilles pour dormir, on retrouvait des amis d’Irlande à Bristol, on visitait les thermes de Bath, on allait choisir le tissu de ma robe de mariée à Londres, on visitait Oxford avec des amis bourguignons, je débattais pédagogie alternative vs. classique avec mon ami le plus proche, vautrés sur le lit à l’arrière de Lino pendant que sa super chérie et Thomas étaient devant et nous ramenaient d’une journée à admirer les villages historiques et sublimes des Cotswolds. Ou on partait en Ecosse pour notre plus beau road trip, notre voyage préféré, notre plus belle découverte. En Juillet 2018, Lino a aussi accueilli une petite dizaine de frenchies complètement surexcités et bien éméchés après une après-midi au pub, à hurler à en perdre la voix devant la coupe du monde de foot, à chanter la marseillaise à tue-tête, montés sur les tables, à grand renfort de pintes et de tournées qui s’enchainent, devant des anglais ébahis mais pour la plupart fair play, et qui avaient fini par digérer qu’on soit en finale. En début de soirée, on s’était tous entassés en chantant dans le van et Thomas nous avait ramenés à quelques mètres de là, chez nous, pour finir la soirée.
A quelques mois de rentrer en France et laisser Lino pendant un an, on trouvait le spot idéal pour passer notre dernier weekend en van. De nouveau au Pays de Galles, on avait d’abord visité Cardiff, on s’était promené le long de l’Océan, sur la fête foraine de cette ville balnéaire qui grouillait déjà de touristes, puis on avait posé Lino au bord de l’eau le soir, ouvert une bière, regardé les vagues, l’horizon, pleinement apprécié ces soirées d’été après un hiver britannique maussade. C’était le bonheur, d’une simplicité parfaite.
En plus des aventures en van, il y a aussi tous les souvenirs des gens. Ceux qui ont marqué notre année anglaise notamment. Beaucoup de français mais aussi quelques étrangers avec lesquels on se retrouvait au pub certains soirs en semaine. Les conversations grouillaient, parfois dans plusieurs langues. Mes collègues de l’escape game aussi. J’ai fini l’année trimballée dans un resto de Birmingham « pour un petit repas entre copines » où finalement la plupart de mes collègues s’étaient réunis pour fêter mon départ. Une surprise très touchante quand on sait que les anglais ne sont pas les personnes les plus faciles à apprivoiser.
Mais aussi et surtout Théo. Théo, c’est l’un des plus vieux copains d’enfance de Thomas. Leurs parents sont des amis très proches, ils se connaissent depuis qu’ils sont petits. Thomas était avec Théo la première fois qu’il a embrassé une fille, en vacances en Turquie. Et Théo, depuis l’étranger, c’est une tout autre partie de notre vie, de notre histoire. Je leur suis très reconnaissante de la place qu'ils m'ont faite car nous sommes devenus les "trois inséparables." Théo n'a jamais tenu la chandelle, non. Nous étions trois amis très proches, un trio pas comme les autres.
Il est d'abord venu nous voir en Irlande du Nord. Avec lui, on a passé une soirée improbable et inoubliable dans un pub de Belfast, après s’être fait inviter à partager la table d’irlandais d’une cinquantaine d’années qui avaient privatisé une partie du pub pour un anniversaire. On a enchaîné les pintes, on s’est goinfré de Guinness Pie à 23h pour faire descendre tout ça, on a pris le dernier train pour rentrer à Newtownabbey, où on vivait, à quelques minutes de Belfast. Théo et moi avons pris des photos de Thomas qui ne tenait même plus assis sur la banquette du train. Cette soirée a marqué le début d’une amitié indéfectible, centrale dans notre vie d’expatriés et celle d’aujourd’hui. Théo est celui qui nous a sauvé la vie à notre arrivée en Angleterre, quand on ne trouvait pas de logement, moi pas de travail, que notre voiture venait de nous lâcher, qu’on ne pouvait pas ouvrir de compte en banque sans carte sim anglaise mais pas non plus acheter de carte sim sans compte en banque. Il nous a hébergés pendant plus d’un mois à Birmingham, chez lui. On a passé des dimanches après-midi au pub à refaire le monde tout les trois, et un certain nombre de vendredi soirs dans notre petit appartement, où on gonflait le matelas dans le salon pour Théo. Souvent, on prenait le train ensemble depuis Birmingham où je travaillais et lui étudiait, on retrouvait Thomas sur le quai de la gare à Coventry, on allait manger nos burgers et boire nos pintes au Wetherspoon puis on prenait un taxi pour aller finir de refaire le monde à la maison. Ce rituel, ça a aussi été celui du dimanche soir après l’EVG de Thomas en Belgique. Ils sont rentrés épuisés et heureux. Moi j'avais passé mon premier weekend complètement seule (à 27 ans il n'est jamais trop tard), et j'avais tout simplement adoré! Je m'en souviens encore. Battre mon record de course à pieds, prendre un plat asiatique à emporter au bas de la rue, regarder le final de Sense 8 jusqu'à pas d'heure, me balader au parc, courir encore, et me faire belle pour Thomas le dimanche, et les écouter me raconter leurs péripéties au pub le soir.
Et quand nous étions seuls la semaine, pour décompresser d’une rude journée, on se retrouvait au pub où on mangeait un pulled beef burger succulent avant d’aller au cinéma d’à côté où nous avions un abonnement. Je crois qu’on était à un voire deux films par semaine cette année-là ! Le cinéma, c’est notre rituel d’expatriés. On a toujours adoré, même en France, mais c’est un rituel qu’on a gardé dans chaque pays où on a vécu et qui était comme un point de repère majeur où qu’on soit. Si l’un de nous avait passé une rude journée ou avait le mal du pays, on partait au cinéma. A Belfast, on allait dans le superbe Odeon du Victoria Mall. C’est là-bas que j’ai assisté à une séance seule pour la première fois. En plein hiver, avec un chocolat chaud devant La La Land. J’avais adoré ! En Malaisie, on avait aussi la chance d’en avoir un dans le grand mall à côté de chez nous. C’était en VO, et totalement improbable ! Les malais rigolent, parlent, emmènent des bébés devant des films d’horreur, une vraie foire ! Et ils ne passent que des blockbusters pourris ! Puis en Angleterre et au Brésil. Et c’est vrai qu’en France, hormis qu’ils aient été fermés depuis des mois, le cinéma n’a pas le même goût, même si on ne pourrait s'en passer. On a ainsi coché la date du 19 Mai 2021 sur nos calendriers ! S’il faut aller se mater un film à 18h alors qu’il fait encore jour dehors, pas de problème ! Je vois le cinéma comme ce point de repère central dans notre relation, cet endroit qui nous réconciliera toujours, là où on pourra, juste deux heures, toujours décompresser et nous retrouver, nous.
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Et puis les gens, c’est aussi tous ceux qu’on a rencontrés au Brésil. Cette année reste tellement particulière à cause de l’école, que je l’ai un peu voilée. C’est comme si j’avais tiré le rideau pour ne plus voir. Ma manière à moi de me protéger de ce qui a été douloureux. Au-delà de l’école (tout est expliqué dans un autre post du blog ici),c’était surtout une année carioca dans une ville spectaculaire, extraordinaire, et des rencontres inoubliables et totalement uniques ! Un panel de gens avec des personnalités très hétéroclites, d’horizons différents, de pays différents, avec des coutumes et des croyances diverses et variées. Tout était cosmopolite. De l’école à nos rencontres en passant par nos sorties.
Je me souviens surtout certains vendredi soirs passés dans la box de crossfit où allait Thomas, en bas de notre rue. Que des brésiliens qui ne parlaient que portugais. Très peu d’anglais, comme la plupart du temps à Rio. On se déguisait, on faisait des churrasco (grands barbecues) tous ensemble et la musique résonnait avec les cariocas qui twerkaient comme des pros sur le dancefloor improvisé. C’est ainsi qu’on a passé la fête de Noël, sous 35 degrés, tous bien habillés, à danser jusqu’au bout de la nuit, à essayer de sortir trois phrases en portugais bien qu’on comprenait l’essentiel. C’est aussi nos vendredis soir au mall, avec son imitation de la Statue de la Liberté à l’entrée, dans le quartier riche et expatrié de Barra da Tijuca, là où l’école se trouvait et où l’on a déménagé en Janvier. La personnification de l'idéalisation malsaine des Etats-Unis : grands axes avec des voies immenses pour les voitures, buildings épurés, et ce grand mall sur plusieurs bâtiments, avec des centaines de magasins. Et voilà comment une partie des cariocas passe ses weekend… comme aux Etats-Unis. Ce pays qui les a pourtant colonisés, et à bien des égards le continue.
Je passais des heures dans la grande bibliothèque du mall dans les rayons français et anglophone. J’ai acheté un nombre incalculable de Paul Auster cette année-là ! J’y allais en sortant de l’école puis Thomas me rejoignait et on passait la soirée au cinéma, où tout était en VO, en allant dans des salles dites VIP ultra confort avec sièges qui se couchent, possibilité de se faire servir à manger ou bien d’apporter son repas (fast food and co. au food court du mall.) Un soir, en sortant d’une séance, il avait déjà tellement plu que l’on a mis des heures à avoir un taxi. Les routes avaient été inondées en quelques heures seulement, la plupart des taxis et Ubers étaient soit bloqués soit avaient fait demi-tour, et le peu qui venaient jusqu’au mall étaient pris d’assaut par la centaine de personnes agglutinées devant l’entrée. J’étais supposée travailler le lendemain, il était tard, on était à Rio, une ville immense, il y avait 10km à faire à pieds en pleine nuit (impensable à Rio), et j’étais au bord des larmes et de la crise d’angoisse. On a traversé le mall plusieurs fois, essayé de choper des taxis à des endroits stratégiques différents, on avait mal aux pieds, on était trempés. Je me suis vue passer la nuit sur le trottoir devant le mall, sous la pluie, dans le froid. On a fini par rentrer en taxi, je crois que j’aurais pu embrasser le chauffeur ! Et le lendemain l’école était fermée, et ce pour plusieurs jours. Les dégâts ont été colossaux, surtout dans les favelas. En quelques heures l’eau est montée jusqu’aux fenêtres des voitures. Et c’est arrivé plusieurs fois cette année-là. Quelques semaines plus tard on distribuait des donations de vêtements, eau, nourriture et jouets dans une favela où nombre de routes étaient coupées voire complètement détruites. La préfecture s’occuperait de ces endroits-là en dernier…
Il y avait aussi les courses à pieds le long de l’Océan, juste derrière notre maison, le long de cette jetée magnifique où se côtoient locaux, touristes, surfers, joggeurs, sportifs, familles en balade, sauveteurs à chaque posto (prononcé « poshto »), et petites cabanes où s’arrêter prendre un verre, un brunch ou des pasteis, écouter du jazz et danser sur la plage au son des DJs, et ce dès l’après-midi. Il y avait ce challenge pendant un mois à l’école, à celui qui ferait le plus de sport, et moi qui rentrais en courant un soir sur deux, depuis l’école jusqu’à chez nous, en longeant la jetée sur plus de 10km. Le coucher de soleil sur la plage à Rio, incroyable, majestueux, inoubliable. Le ciel couleur barbe à papa, les applaudissements des gens sur les plages lorsque le soleil tirait sa révérence et s’enfonçait derrière l’horizon.
Et puis le carnaval dans les rues bondées. Tout le monde déguisé, à danser et boire du matin au soir, non-stop. Des DJs, des concerts, des mini festivals partout dans les rues pendant une semaine. Une semaine de « vacances » banalisées pour les cariocas tellement ce phénomène est énorme ! Et puis le carnaval de Rio, celui du sambadrome, avec ma belle-mère. Le spectacle le plus incroyable que j’ai vu dans ma vie.
Le Noël des colocataires (mes collègues), après avoir passé la journée tous ensemble dans les montagnes de Rio. Une soirée crêpes par le chef français Thomas, les hot chocolates de Matt, la spécialité philippine de Reyno, les biscuits du Honduras d’Andréa, et les rires de Deborah et Zech qui se répercutaient dans toute la maison pour « l’illumination du sapin », alors que Matt, comme à son habitude, faisait tout ce qui était en son pouvoir pour donner à ses enfants un Noël le plus normal possible, loin de leur mère et leur famille en Angleterre. Les prières ajoutées à tout cela, celles qui étaient devenues une grande partie de notre quotidien, celles qui m’ont tant chamboulée cette année-là, qui ont sans doute été mon plus grand challenge et ma plus grande leçon de tolérance, ainsi que mon plus grand éveil devant certaines problématiques mondiales, sociétales, culturelles, humaines, et pas forcément dans le bon sens.
Rio, c’était aussi les dimanches passés au Forte de Copacabana, un ancien fort perché sur l’eau où l’on peut déguster le meilleur brunch du monde ! En amoureux, entre amies et même avec ma maman !
C’était aussi l’élection de Bolsonaro vécue en direct. Les conversations à la cantine le midi, en portugais car nos collègues parlaient dans leur langue natale avec de grands gestes pour exprimer leur peur, leur dégoût, leur honte même. Ils faisaient quelques pauses pour nous traduire puis repartaient dans leurs conversations politiques. Il y a eu Elisa, ma plus belle rencontre au Brésil. La psy de l’école, mon salut durant les moments difficiles où ce que je voyais à l’école devenait insupportable. Elisa qui m’a appris à porter un regard différent sur mon propre pays, mes origines, ma culture. Grandir dans un pays colonisé qui a réussi à se sortir de ce cercle vicieux à certains égards mais vit de sa dualité et sa complexité en idéalisant les Etats-Unis, en souhaitant « faire comme eux », étudier en France et voyager en Europe lui a permis de questionner notre rapport à nos origines. Elle avait à cœur de regarder des séries brésiliennes sur Netflix, de lire des auteurs brésiliens, de ne pas tomber dans la « culture mainstream. » Moi qui ne connais rien au cinéma français, qui ai tant lu d’auteurs anglophones pour mes études et après, qui ai grandi dans la culture anglo-saxonne, à la fois par choix, et aussi professionnellement, je me suis pris une claque énorme. Et c’était nécessaire ! Elisa est la personne la plus intelligente et la plus douce que je connaisse. Je me souviens de son périple le jour de l’élection de Bolsonaro, à une heure de la fermeture des bureaux de vote, quand son Uber s’est retrouvé coincé dans les bouchons. Elle a réglé sa course, est sortie en trombe dans la rue, a couru à en perdre haleine pour mettre son vote dans l’urne juste avant que le rideau ne se baisse. Et puis l’impensable. La course d’Elisa qui n’a servi à rien. La carte politique du monde qui s’assombrit encore un peu plus. Nos parents et grands-parents qui s’inquiètent d’une guerre civile, des répercussions, l’impression étrange d’être entre leur perception à eux, à travers les médias internationaux, et la nôtre, sur place. La réalisation de vivre un moment historique, dans un autre pays. Et notre boss à l’école, étasunien expatrié depuis dix ans à Rio sans même parler portugais couramment, un homme que je ne pourrais commencer à décrire tellement j’ai de dégoût pour lui, qui envoyait sur le Whatsapp professionnel de l’école de grandes tirades religieuses en exhortant tout le monde au calme, en rappelant au « petit peuple » que Bolsonaro n’est qu’un messager de Dieu. Et que ce dernier aura toujours le dernier mot et rendra n’importe quel tyran futile, peu dangereux, peu important. Inutile donc de s’égosiller, de combattre, de voter même…
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Et tellement plus encore ! Je ne saurais même pas par où commencer pour ajouter l’Irlande du Nord et la Malaisie. Il y a tellement à dire ! J’ai l’impression que des connexions se font à la seconde dans mon cerveau qui est en pleine ébullition depuis le début de l’écriture de cet article. Les souvenirs fourmillent. Ils se matérialisent devant mes yeux en kaléidoscopes. C’est comme si tout m’apparaissait clairement, que j’avais plongé la tête dans une pensine et que mes souvenirs étaient juste là devant moi, aussi intactes que le jour où je les ai vécus. C’est une sensation incroyable qu’être enfin capable de raconter ces années extraordinaires, les laisser m’envahir, retrouver un plaisir endormi qui est celui du frisson de l’aventure. C’est une sensation absolument divine que d’enfin intégrer l'incroyable aventure qui fut la nôtre.
To be continued…
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