Le retour d'expatriation: bilan un an après
- Chloé
- 29 juin 2020
- 7 min de lecture
Dernière mise à jour : 22 déc. 2020

« Je me pose la question pour les gens qui reviennent de pays moins favorisés et ont des idées révolutionnaires dans les premiers temps mais se laissent très vite rattraper par le système dans lequel ils sont revenus. Et je dis cela sans reproche ni jugement car je pense que c’est vraiment difficile de garder les mêmes idées très longtemps, même si ça ne veut pas dire que tu ne gardes pas une conscience que tu as acquise. »
« Je comprends maintenant que tu parles de crise identitaire. Je pense que je suis en plein dedans moi aussi. J’ai l’impression d’avoir perdu toutes mes valeurs. Je mange trop de viande, j’ai commandé trop de produits de beauté en ligne alors que j’ai passé deux ans à dire à toutes mes copines que Sephora c’était le diable et que maintenant je vivais d’amour et d’huile de coco. Je suis partie de N.C. pleine de convictions mais c’est dur de les conserver ici. Je le savais d’avance mais je me pensais plus solide que ça. »
« - Je suis perdue, je me suis perdue. J’ai l’impression de ne plus être fidèle à moi-même tout en ne sachant plus du tout qui c’est « moi-même. » Il y a la Chloé d’avant l’expatriation, celle pendant, et dans chaque pays différent, et celle de maintenant. Je ne sais pas laquelle est légitime, laquelle mérite que je m’attarde sur elle, laquelle je veux être et je préfère, je ne sais plus… -Mais tu es toutes ces Chloé-là ! Tu ne dois pas et ne peux pas choisir ni en préférer une plutôt qu’une autre. Elles font partie de toi, c’est toi. »
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Ah le fameux retour d'expatriation... On pourrait en parler des heures sans pour autant trouver les mots. Ceux pour définir cette crise identitaire légendaire, ce ressenti hors du commun. Si les mots manquent pour en parler et surtout pour décrire, ces conversations illustrent parfaitement bien les questionnements et le brouillard dans lequel on s’enlise. Cette impression de ne plus s’appartenir, de ne plus savoir qui l’on est. Et finalement, le plus important dans ces cas-là, les similitudes entre nous tous. Car nous ne sommes pas seuls.
Il est très difficile de parler du retour d’expatriation quand il est mal vécu. Et pourtant, à l’image de ces idées reçues sur l’expatriation et « l’ailleurs », que je dénonce notamment dans le blog et qui n’ont cessé de me faire monter au créneau durant trois ans, c’est ici le même schéma. Le cacher, le minimiser, ne pas en parler ou même le travestir n’est pas une solution saine à l’heure où de plus en plus de personnes s’expatrient. Le retour fait très souvent parti de l’équation, il est donc dangereux de le sous-estimer, d’autant qu’il peut être bien plus violent que le départ. Toutefois, je ne crois pas qu’il soit possible de complètement prendre la mesure du raz de marée qui déferle sur nous au moment de se réinstaller dans notre pays natal, après tout ce que nous avons vécu « ailleurs. » L’anticiper et le préparer semble indispensable mais bien souvent, et malheureusement, complètement insuffisant. Pour autant, tout comme l’expatriation elle-même, il s’agit avant tout d’une épreuve, une sorte de rite initiatique pour ceux qui rentrent pour la première fois, et s’il s’accompagne de souffrance, il est aussi passager.
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Cela fait maintenant tout pile un an que je posais le pied sur le sol français, sans billet de retour cette fois. Si la dizaine de jours qui a suivi mon arrivée fut consacrée à des moments en famille dans une bulle dorée, les mêmes que ceux partagés chaque été juste avant de repartir, la suite n’a pas revêtu les mêmes atours que les années précédentes. Les embruns enivrants de l’aventure ne flottaient pas dans l’air, et le frisson de l’inconnu ne me parcourait nullement. Très vite, je me suis retrouvée là où j’avais souhaité être, avec ce qui m’avait le plus manqué, et ce que j’avais le plus attendu : une maison rien qu’à nous, le calme de la campagne, la proximité de l’océan, une nouvelle région d’accueil, un chien, et du temps pour écrire et amorcer une réelle transition écologique, cette fois pas freinée par les complications qu’on retrouve vite à l’étranger, notamment dans un pays en développement, et les mauvaises excuses. Mais lorsque l’on a tant rêvé quelque chose, la déception est souvent à la clé.
Il m’est encore très difficile de décrire cette année passée et les sentiments qui m’ont habitée tout au long de ces derniers mois, où j’ai vécu dans une sorte de brouillard. Je crois d'ailleurs que le mot brouillard est celui qui correspond le plus à ce bilan encore un peu chaud. Je sors de cette torpeur mais j’ai conscience que le chemin peut encore s’avérer sinueux et semé d’embuches.
Un an plus tard, ce qui me frappe vraiment, c’est cette perte d’identité qui a accompagné mon retour. Anne-Laure Fréant, spécialiste du retour d’expatriation, appelle cela une crise identitaire, et semble dire que 60 à 70% des expat’ l’ont (selon des études scientifiques relayées sur son blog.) Il y a d’abord la personne que nous étions avant de partir, et qui a forcément énormément évolué, changé, mais que beaucoup de gens s’attendent à retrouver. Il y a donc dans cette expectative passive, sous-jacente, une sorte de pression. Et je crois que le blog est d’ailleurs un salut à ce moment-là car il permet de parler de soi, de son ressenti, et donc de tenir notre entourage informé en quelque sorte. Mais le fait est que nous peinons nous-mêmes à trouver les mots pour décrire ce qu’il se passe en nous là-bas, et nous mettons des mois voire des années à intégrer les changements subis, amorcés, vécus. Il est donc quasiment impossible d’en parler concrètement. Et la distance entre ceux qui sont restés et nous se creuse. Et puis surtout, notre identité a drastiquement changé à l’étranger. Elle a évolué avec les déménagements, pays, rencontres, métiers, activités, voyages. L’évolution est donc importante et surtout propulsée. Les changements sont très importants et surtout nombreux, et dans un temps restreint. C’est donc un tourbillon. On n’a pas le temps d’assimiler ce qu’on vient de vivre que l’on est déjà propulsé dans « l’après », déjà à construire une autre facette de son identité. Et puis pour ma dernière année d’expatriation j'ai vécu une expérience certes unique mais totalement hors du commun, dans une école très particulière, un milieu religieux inconnu qui m'a balayée comme une énorme vague, et j'ai peiné à refaire surface. Mon identité à l’étranger - construite et façonnée au Royaume-Uni et en Asie - me tenait compagnie, vivait en moi comme une seconde peau, et s'est retrouvée tout à coup reléguée au second plan, comme oubliée, pour laisser place aux challenges qu'ont représenté cette année au Brésil, et la façon dont, une fois de plus, ils ont redessiné mon identité. Ce fut comme donner un coup de pied dans un édifice dont on se rend compte que les fondations étaient encore bancales.
Et pour couronner tout ça, il y a le retour. Ce qui fut très perturbant et marquant, fut le fait que vingt-cinq ans dans un pays - de surcroît lorsqu’il s’agit de son pays natal - là où nous construisons notre toute première identité, celle qui pose les fondations, c’est en fait une partie intégrale de nous. Une peau dont on ne peut se défaire. Et quand bien même nous avons changé, évolué, grandi, construit par-dessus les fondations, celles-ci sont fortes et ancrées. Et il est très difficile de s’en défaire, ou de les ignorer. Et là, il y a alors un choc identitaire.
Il y a nous, de retour les bras ballants, à cet instant T, cet instant à la fois familier – sur notre sol natal, celui qui nous a vu naître et grandir, celui qui nous connait si bien, sur lequel il n’est plus aussi évident d’être « quelqu’un d’autre » - et à la fois cet instant totalement inconnu – continuer de se construire, recommencer, avancer au milieu de cet océan d’identités, d’aventures passées, encore toutes chaudes, que l’on n’a même pas eu le temps d’assimiler. Je crois que pour ma part c’est à cet instant que je me suis noyée dans une eau si trouble que je n’ai su nager ni à contre-courant ni vers le rivage. Rien ne m’apparaissait, tout était flou, rien n’était évident. Je voulais tout faire, tout construire, sans prendre le temps. Je m’attachais à cette vieille peau - celle de « l’ailleurs » - comme à un trésor inestimable qu’on aurait voulu me prendre.
Dans cet océan troublé, j’ai fini par comprendre que le rivage de ma terre natale et celui de mon île aux trésors n’étaient pas en conflit, et qu’aucun d’eux n’était aujourd’hui adapté pour y poser mes valises.
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Un an plus tard, je tire de nombreuses leçons de ce retour. En tête, celle de ne pas s’attacher coûte que coûte à ce qui fut. Il faut accepter de laisser derrière soi qui nous étions, avec confiance, en comprenant que chaque expérience fait partie intégrante de nous mais ne nous définit plus. Et surtout prendre le temps de construire une nouvelle identité. Prendre le temps...
Ce détachement de soi, ce que nous sommes et qui rassure mais que nous ne reconnaissons plus, il faut l’étendre au couple lorsque l’on rentre à deux (et à la famille j’imagine lorsque l’on est à plusieurs.) C’est-à-dire que l’identité du couple qui nous définissait avant l’étranger n’est plus depuis longtemps – ce fut d’ailleurs déjà compliqué à notre arrivée en Irlande en 2016 de le comprendre - mais il faut également accepter de laisser de côté cette identité qui nous a définis à l’étranger, loin de notre terre natale, nos repères et notre communauté, là où finalement le couple devient une entité encore plus forte (en tous cas pour nous), et où l’on devient le « tout » de l’autre. Un rôle très fort mais aussi très compliqué et très « dangereux. » Pour notre part, cette identité-là, ces rôles que l’on a joué l’un pour l’autre, nous ont habités durant trois ans, nous ont fait grandir, permis d’évoluer et ont dessiné et même façonné les vœux échangés lors de notre mariage notamment. Elle avait donc pris toute la place et le faisait très bien. Il fut donc extrêmement difficile d’admettre qu’en fait elle n’était plus, et qu’il fallait couper certaines branches pour en voir pousser de nouvelles.
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En résumé, si je devais décrire l'indescriptible, je crois que je dirais ceci : c’est lorsqu’on cesse de se débattre que l’on (ré)apprend à nager.

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