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Enseigner en accord avec soi, combat ou utopie?

  • Photo du rédacteur: Chloé
    Chloé
  • 9 oct. 2020
  • 5 min de lecture

Dernière mise à jour : 22 déc. 2020



Cette année quelque chose me dérange. C'est sous-jacent, c'est là tout le temps mais pas vraiment là. Le niveau de stress est à son comble et cent fois je me répète "y'a vraiment toujours un truc qui va pas. T'es jamais heureuse, jamais satisfaite. T'as jamais mis le doigt sur le bonheur ultime au final. Pourquoi tu l'attendrais du coup? A l'étranger, ici, t'as jamais voulu t'ancrer à un endroit tellement c'était la panacée, hormis en Irlande du Nord, et pas que pour les bonnes raisons, alors lâche l'affaire deux minutes un peu!"


Le fait est que le peu de fois où j'ai atteint un certain apaisement, une paix intérieure ou une impression de total épanouissement, c'est quand justement je n'ai pas cherché le bonheur absolu mais l'ai apprécié sur le moment, en ayant une gratitude énorme et à toute épreuve pour tout ce qui m'entourait. Le fameux dicton en fait "happiness is not a destination, it's a way of life."


Mais ça, eh bien je l'ai perdu. Cette année c'est difficile de mettre le doigt sur le ou les problèmes qui font que j'y arrive plus, à me poser, lâcher prise, et surtout retrouver cette gratitude. Mon changement de vie assez brutal (établissements, élèves, collègues, maison), le climat anxiogène, épuisant et tendu au travail et en dehors, cette impression de flottement qui nous empêche de voir au-delà de quelques semaines/mois avec la situation sanitaire, sûrement les dégâts psychiques causés par ces derniers mois sans qu'on sache les reconnaître, très certainement un mélange de tout ça.



Et puis depuis que je suis revenue dans le cursus de l'enseignement général et non professionnel, notamment au lycée, le poids du bac, de l'importance de l'anglais pour nos élèves et de ma tâche me pèsent de manière très insidieuse, moi qui prenais beaucoup de recul au lycée pro où l'anglais n'est pas vraiment indispensable pour eux. Je me mets une pression énorme sur les épaules - pression qui n'est pas inconnue aux profs en général - ceux qui ont de la bouteille y compris. Cette fameuse "conscience professionnelle" dans laquelle mange l'Institution à grandes bouchées, celle qu'ils utilisent "là-haut" pour nous faire obtempérer, et celle qui nous bouffe.


Pour lâcher prise, des fois je prends le temps, juste quelques minutes, de faire un truc pas dingue du tout: je sors. Depuis que je vis dans une maison avec un très grand jardin dans la "vraie" campagne, je me surprendrais presque à trouver un apaisement sans pareil à sortir, me balader, être dehors en somme. Je l'apprécie depuis longtemps ça, c'est pas nouveau, l'étranger notamment me l'a inculqué, mais là c'est comme si ça m'enveloppait vraiment, encore plus profondément, et pas pour "faire joli." C'est comme si, passé la baie vitrée et mis le premier pied dans l'herbe, sans même attendre de lever le nez au ciel, je m'enveloppais dans un plaid magique tout doux qui aurait des vertus apaisantes sans pareil. A vrai dire, ça coûte moins cher que le psy, c'est plus sain que le Xanax et c'est pas du tout mais alors pas du tout un scoop de sortir dans la nature pour se sentir mieux.


J'ai adhéré depuis le début d'année à un groupe Facebook, "Profs en Transition", groupe rempli de profs aux initiatives géniales qu'on appellerait "alternatives" quand elles devraient être "normales" voire évidentes. Faire classe dehors notamment, celle qui revient le plus, donner des jeux de société à faire en famille plutôt que des devoirs etc. Lundi dernier, j'écoute un épisode de La Matrescence sur les "écoles vertes" dans les forêts/la nature. Comme d'hab', elles se trouvent surtout dans les pays nordiques mais pas que. Je commençais ma semaine au collège, ce que j'aime le moins, déjà épuisée par eux avant même de les voir (j'adore mes élèves, l'un n'empêche pas l'autre.) Et là j'écoute ça dans la voiture avant d'y aller. Je me gare, j'éteins, et je prends l'épisode en pleine face. C'est comme si les pièces du puzzle se (re)mettaient en place. Je me dis d'abord qu'on est mal, "quatre enfants sur dix ne jouent jamais dehors pendant la semaine" (selon une enquête de 2016 de l'Institut de Veille Sanitaire.) Et je me dis surtout mille choses:


"Mais Chloé relativise sérieux, t'es pas le Pape! Ils retiendront pas ta grammaire dans vingt ans mais les valeurs, activités ou choses qui sortent des clous que tu leur auras inculquées. T'y crois même pas à bien apprendre l'anglais à l'école ! Lâche prise."


"En fait, quand je supporte plus rien, ni eux ni moi, que je rentre épuisée et eux aussi, c'est parce qu'on n'a rien à foutre là, huit heures de temps entre quatre murs. C'est pas toi le problème. Relativise. Lâche prise."


"Quand tu finis le cours dix minutes avant la sonnerie car y'a plus rien à en tirer, que tu les mets en "temps calme" et que tu passes pour une imbécile à leur susurrer qu'ils imaginent l'Océan et le bruit des vagues pour qu'ils se calment, t'es pas une mauvaise prof fainéasse qui baisse les bras et n'utilise pas le peu de secondes dans le peu de minutes dans le peu d'heures qu'on nous accorde à leur enseigner l'anglais. Tu leur apprends à s'écouter, s'ennuyer, se poser, prendre soin d'eux en somme."


"En fait, quand tu crois que t'es une prof de merde parce que tu dévies vingt ou trente minutes du cours pour parler d'un sujet important, débattre ou les faire communiquer entre eux pour apprendre l'empathie, que tu leur dis que t'es pas un robot, que tu prends à cœur leurs remarques, que tu sais pas tout, que tu demandes leur aide quand t'as le cerveau embué ou que tu admets ne pas connaître un mot d'anglais, t'es pas une mauvaise prof. T'es en accord avec toi-même, tu leur montres ce qu'est un vrai humain démystifié, ceux qu'on apprécie plus, dont on se moque moins, qu'on aide davantage, ceux qui appellent à l'empathie et l'humanité, celle que l'E.N. nous a enlevée... Relativise, lâche prise."


Ce qui me gêne depuis un mois, au-delà des changements de vie, du stress, de la charge énorme de travail, c'est finalement aussi cette façon d'avoir enseigné "comme il faut", ou du moins essayé. En voulant à tout prix finir le chapitre avant les vacances, en diminuant du temps de discussion, débat, réflexion avec les terminales pour bachoter les épreuves et la méthodo du bac, en restituant tel un robot des leçons de grammaire et des programmes sans réflexion, sans recul, sans questionnements, sans esprit critique, sans humanité presque. Ce qui me gêne, c'est de ne plus avoir été en accord avec moi-même en exerçant non pas que mon métier mais ma passion. Quand j'ai souhaité mi Septembre tout quitter pour écrire l'hiver et avoir des chambres d'hôtes l'été, le voyant rouge était celui de quitter les élèves. J'aurai envie dans quelques années, pour sûr, là non. Mais pourquoi alors en arriver là ?


Et surtout, la question cruciale que je me pose est celle d'être en accord (presque) parfait avec moi-même dans une structure dite alternative qui partage mes valeurs de l'éducation, avec un public souvent avantagé qui n'a pas plus besoin d'une pédagogie alternative qu'un autre public, au contraire, ou celle de se battre dans l'Education Nationale pour ne laisser aucun élève sur le bas-côté ? Au risque d'en perdre pas mal des élèves, et moi avec...

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