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"Il y a pire que l'école, c'est de ne pas y aller."

  • Chloé
  • 15 avr. 2020
  • 7 min de lecture

Dernière mise à jour : 8 nov. 2021


Les syndicats n’ont pas mis longtemps à monter au créneau en accusant le gouvernement d’être irresponsable et menteur. Les parents se posent mille questions. Les gens ne comprennent pas : faire reprendre les écoles en premier ? Mais enfin quelle idée ! Ce sont elles qu’on a fermées avant tout le reste…


En effet, quoi de mieux que des salles de spectacle bondées mais bien pire que des restaurants surchargés ? Des écoles. Des centaines de petites bêtes qu’on appelle « porteurs sains » et des millions de bactéries qui virevoltent toutes les heures en accomplissant leur danse macabre. Mais si les enfants ne reprennent pas, les parents non plus, l’économie encore moins et la crise s’enlise… Voici donc, Vade retro satana, les réelles motivations de notre gouvernement assassin. Comment ose-t-il se cacher derrière la justice sociale ? Quelle justice sociale ?


Une collègue, j’irais même jusque dire une amie, m’a dit aujourd’hui " quand les enfants étaient petits, sur la porte de la cuisine était marqué : « il y a pire que l’école, c’est de ne pas y aller »" …  


***


Septembre 2015. Fraîchement diplômée, je débarque « par hasard » dans un lycée agricole. Petite structure familiale, les élèves sont pour certains difficiles, particulièrement ma classe de filles de quinze ans. Je finis à bout et en larmes à plusieurs reprises, jamais devant eux. En dehors de ces échauffements difficiles, les élèves sont extrêmement attachants. Avec leurs difficultés scolaires et leurs à priori sur le système éducatif, qui ne leur a pas donné de place dans son moule étriqué, ils forment un public bien spécifique que je n’ai jamais côtoyé. Ils n’aiment pas beaucoup l’école, ne croient pas en eux ni en leurs capacités - et ceci est probablement leur plus grosse particularité - ont parfois des situations personnelles bien difficiles. Cet aspect un peu plus « psychologique » du travail d’enseignant, mis en exergue par ce type de public, m’emballe de suite. Je suis charmée par ces élèves si particuliers, si spéciaux. Je me découvre une passion pour l’enseignement grâce à eux avant tout (malgré mes heures en parallèle dans le général.) Les voir me présenter en anglais comme de véritables guides touristiques, animaux et vieilles pierres lors d’une sortie à la citadelle de Besançon, manger un bout avec eux à la fin de l’année, furent mes moments préférés. Ceux où les murs de l’école ne régissent plus nos faits et gestes, diminuant quelque peu cette distance attendue, réglementaire, faussement autoritaire, entre le professeur et l’élève. Finalement, ces moments de partage, vrais, profonds, sans voile ni demi-mesure. Lorsque chaque personnalité du groupe prend toute sa place. Laisser leur chance à ceux qu’on écoute si peu qu’ils en ont oublié de parler, a donné lieu aux souvenirs parmi les plus marquants de ma vie. Et mon amour inconditionnel de ce métier, je leur dois principalement à eux, ces élèves de la voie professionnelle, auxquels je peine à faire justice dans cet article.



C’est donc tout naturellement que ce fut mon premier vœu de retour en France, fraîchement réinscrite au rectorat. Après une année dans une école internationale américaine pour gamins de riches bilingues, au Brésil de surcroît, ce choix paraissait surtout saugrenu.  Et puisque la voie pro est plutôt boudée, quand elle ne va pas jusqu’à être accusée de n’accueillir que les profs ratés qui n’ont jamais réussi à avoir le concours du général (… !!) mon vœu fut exaucé. Pour mon plus grand bonheur évidemment, et bien au-delà de mes espérances !


De la même manière que je me souviendrai toujours de mes premières minutes en tant que prof, tremblante, perdue dans mes papiers, donnant tant bien que mal le change devant vingt yeux rivés sur moi, prêts à me jeter en pâture à la moindre bavure, dans ce fameux lycée agricole d’ailleurs, je pense me souvenir longtemps de ma première semaine dans mon lycée pro de région bordelaise…


Lundi, le stress de la première fois, celle où l’on découvre de nouveaux élèves, un nouvel établissement, de nouveaux collègues. Que des classes de garçons dans ce lycée des métiers qui forment des routiers, conducteurs d’engin, menuisiers, maçons, plombiers... Je passe devant les salles de classe et remarque, un peu décontenancée, à travers les fenêtres : pas une seule fille à l’horizon. Avantage ou inconvénient ? Je penche de manière optimiste pour la première option. Mais c’est sans compter sur mon premier jour...


8h : il ne leur faut que quelques minutes pour me demander, avec un regard qui en dit long, si on m’a déjà dit que je ressemblais à une actrice. Classe de seconde.

17h30 : même rengaine, cette fois avec les terminales. Eux vont encore plus loin, je fais mine de ne pas entendre les remarques désobligeantes qui suivent ma menace de les envoyer directement chez la CPE s’ils en disent davantage.

17h55 : je ne tiens plus les fauves en cage, je les laisse ranger leurs affaires, ouvrir la porte. Grave erreur de débutante. Ils en profitent pour se disperser dans le couloir devant la salle. Cinq minutes c’est long pour les tenir avant la sonnerie, suffisamment long pour que deux élèves se battent violemment, dans mon cours, mon premier jour.

Mercredi 10h : la secrétaire de direction vient me voir dans ma salle et me demande de passer dans le bureau de la directrice adjointe après mes cours. Elle m’annonce qu’en plus de la bagarre, un élève m’a prise en photo à mon insu, dans cette même classe, durant cette même heure, l’a postée sur un réseau social avec légende graveleuse me comparant à ladite actrice, apparemment très connue sur un certain site…


La température est prise, on peut difficilement faire pire, maintenant que les choses sérieuses commencent !


***


D’autres bagarres éclateront avec d’autres collègues, dans les couloirs ou le gymnase, d’autres insultes ou mains portées sur des enseignants, les conseils de discipline pleuvent, un par semaine au deuxième trimestre. Un élève s’invente une entreprise de toute pièce pour son stage alors qu’il se la coule douce chez lui, d’autres ne se présentent jamais, d’autres dorment dans des caddies au fond d’un rayon. L’un d’eux vole les clés d’un client et part faire un tour avec sa voiture, d’autres viennent au lycée en voiture sans avoir le permis. Quand il n’y en a pas un qui arrive complètement saoul en classe. Les pages du livre s’écrivent depuis des années et de nombreux chapitres s’écriront encore.


Aux conseils de classe les données personnelles sur les élèves pleuvent. Des morceaux de vie à mille lieux des nôtres. Beaucoup de vies cabossées, rafistolées, étriquées, violentées, abîmées voire brisées. Comment ces ados’ peuvent-ils travailler à l’école, se concentrer, être assidu, avec ce qu’il se passe chez eux ? Ah si, car nous sommes, pour beaucoup d’entre eux, un salut. Celui de quatre murs sacrés qui les protègent, leur donnent à manger voire un toit, une certaine discipline et structure, des amis, une communauté, des oreilles bienveillantes lorsque l’on réussit à gagner leur confiance. Ces migrants ou ces ados’ en foyers, certains tellement avides d’une vie meilleure, avec une expérience de la vie et de l’adversité plus grande que tous les adultes du lycée réunis, en sont le parfait exemple. Ils brillent par leur volontarisme et leur humanité. Délégués de classe, félicités au conseil, avoisinant l’excellence dans notre système de notation graduée. Modèles humains à l’échelle de la vie, la vraie.  


« Attachiant », ce mot qui semble avoir été inventé pour eux. Ces gamins-là, plus que n’importe quels autres, il faut apprendre à les connaitre, prendre le temps, accepter de régresser, se rater. Il faut alterner les rôles : maman, fantasme, grande sœur, prof, conseillère, entremetteuse, médiateur, organisateur de débats, confident, et souffleur de rêves. Leur besoin d’attention et surtout de considération, ainsi que celui d’être pris par la main ou pousser aux fesses, est davantage prégnant dans la voie professionnelle, pour plusieurs raisons que je ne suis à la fois pas légitime d’analyser pleinement et que je ne vais pas ajouter à cet article déjà long.


Il y a un mois, la réalité de notre travail, notamment dans la voie professionnelle, couplée à la réalité sociale, nous ont sauté au visage, intrinsèquement liées…


Confinés chez eux, seuls, derrière leur écran, à des dizaines de kilomètres des murs sacrés, loin des bras protecteurs de l’établissement et de ses acteurs, ils étaient perdus. Et nous avec eux. Le manque n’a pas mis longtemps à se faire ressentir. Au-delà de notre routine sacrée qui venait de partir en fumée, il y avait tous ces gamins, livrés à eux-mêmes, que l’on ne pouvait plus aider. Isolés, loin, les écrans n’ont pas toujours suffi à nous réunir ni garder le lien, surtout quand il n’y avait pas d’écrans, ou un pour six, ou qu’ils ne savaient pas l’utiliser. Les jolies phrases perdues dans les dizaines de mails, messages Pronote, et consignes en tout genre n’ont pas suffi à les rassurer. Certains - et pas nécessairement ceux auxquels on pensait - n’ont plus donné signe de vie. Souvent, lever le rideau sur leur situation personnelle était désarmant et perturbant, et expliquait leur retrait de la fameuse « continuité pédagogique », qui chez nous n’a vraiment consisté qu’à garder à tout prix un lien avec nos élèves, pour toutes ces raisons.  


Les appels n’ont parfois pas suffi. Sans nécessairement subir de pressions familiales, la solitude et l’isolement, pour un ado, sont catastrophiques. Tout au long de l’année les angoisses et questionnements de nos élèves se révèlent, alarmants et désarmants. Seul derrière leur écran, leur désarroi est palpable. On n’imagine alors à peine ce que cette situation va accroître voire créer. Et leurs maux, qu’ils dévoilent petit à petit, langues déliées par l'extrême sensibilité qui découle de cette situation, nous enveloppent de longues heures, comme un voile un peu trop lourd dont on ne sait que faire une fois qu’on l’a porté. Et on reste éveillé le soir, longtemps, perturbé et impuissant face à leurs histoires, la situation mondiale, sociétale, ces inégalités totalement injustifiées dans un pays riche, dans un monde qui regorge de ressources, mises dangereusement en exergue par cette pandémie. On parle alors bien d’injustice sociale…


Alors peut-être - et je ne suis pas très optimiste sur ce point - que les rouages de l’économie, cette machine infernale, sont les seules préoccupations réelles de nos politiques, pantins désarticulés des lobbies et entreprises, tributaires de la mondialisation et du pouvoir, qu’aucun d’eux ne maîtrise plus. Peut-être que la justice sociale n’est qu’une invention, si ce n’est un leurre, pour nous faire minauder et obtempérer ? Mais devons-nous râler, rechigner, supposer ? Ou devons-nous assumer le métier que nous avons choisi de faire, au-delà de ses horaires idylliques et ses vacances à rallonge ? Sans dire d’aller se saigner au travail ou mettre la santé de qui que ce soit en danger, et si le changement était amorcé ? Et si le changement c’était nous ? Nos actions, nos idéaux, nos votes, nos décisions, notre idée à nous de justice sociale, nos prises de position, notre métier, notre place dans le système, la priorité de l’éducation, notre humilité, notre solidarité qui pour une fois serait plus forte que notre individualisme ? Si nous n’y croyons pas, alors il faudra nous taire et subir. Si nous n’y croyons pas, alors qui y croira pour nos élèves, tous nos élèves ?



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