Expatriation, immigration: l'envers du décor dont on ne parle pas.
- Chloé
- 17 oct. 2017
- 11 min de lecture
Dernière mise à jour : 13 sept. 2021

Après un mois passé en Angleterre et un petit faisceau de lumière qui se dessine au bout du tunnel (par tunnel j’entends papiers, installation, création d’une nouvelle vie, d’une nouvelle identité et gestion des affres psychologiques qui en découlent), je me penche sur le clavier pour un bilan mais surtout pour un sujet qui me tient particulièrement à cœur : les tabous de l’expatriation. Les tabous dont on n’ose parler, ceux que l’on ne voit pas, que l’on murmure à peine. J’ai préféré attendre que les choses se tassent ici pour avoir suffisamment de recul pour en parler. Je sentais néanmoins dernièrement les idées me submerger et mes doigts frétiller, prêts à reprendre du service. Un article, écrit par Anne-Laure Fréant, fondatrice de retourenfrance.fr, lu ce matin en déjeunant, me pousse à écrire ce soir et à mettre en mots ce que peut être et ce qu’est souvent, la « véritable » expatriation, loin des cocotiers et de la vie idéale que la société lui a collé comme étiquette. Loin de cette image « parfaite » et « cool » à souhait qu’on nous colle et que l’on s’ordonne nous-même de respecter, à nos risques et périls.
Anne-Laure Fréant, dans cet article intitulé « Culpabilité, peur de l’échec, épuisement, solitude : les blessures taboues de la vie à l’étranger », met de jolis mots sur les nôtres, de maux. Ceux que ressentent apparemment un panel d’expatriés, de voyageurs, d’immigrés, d’étudiants, de conjoints, d’enfants, de tous ceux « partis ailleurs » et que la société actuelle idéalise, envie et adule.
Je commencerai donc cet article en citant deux phrases d'A.L. Fréant qui m’ont particulièrement marquée. «L’expérience de l’éloignement, du nouveau, du saut dans l’inconnu est grisante, fascinante, mais aussi très violente. » « Il faut en finir une bonne fois pour toute avec ce cliché d’une expatriation dorée, parfaite, heureuse, lisse, qui flotte au-dessus de la réalité. Alors qu’une majorité des enfants d’aujourd’hui et de demain s’expatrient, c’est notre responsabilité d’admettre que la vie ailleurs reste une vie comme les autres, avec ses hauts, ses bas, et ses problèmes spécifiques. Il faut les comprendre, les étudier, les entendre, et surtout informer en toute transparence ceux qui vont se lancer dans cette belle aventure qu’est la vie à l’étranger. »
Depuis un mois que je suis installée en Angleterre et depuis plus d'un an que je vis à l'étranger, je suis l’exemple parfait de ce que la société a réussi à montrer comme image de celui qui s’en va, celui qui ose, celui qui change de vie. Je suis souvent celle que l’on idéalise pour sa vie « hors norme », « si excitante », « si enivrante. » Je porte sur mes épaules les envies et les rêves des autres, qui n’hésitent pas à m’avouer qu’ils ont envie de tout quitter, de voir le monde, de vivre une vie plus excitante, de se réinventer. Je leur renvoie, sans le vouloir, mon bonheur et mon épanouissement à la figure, accentuant cette idée que la société se fait de celui qui s’en va. Celui qui vit "l’ailleurs." Comme si seul l’ailleurs était une réponse aux maux actuels. Dans un pays en crise, avec un marché de l’emploi presque gelé, dans une société qui prône le voyage, l’ailleurs, quoi de plus naturel que de vouloir partir ? Lorsque je fais le bilan de ma vie à l’étranger, quoi de plus naturel que de vouloir recommencer ? La récompense est à la hauteur des sacrifices, se réinventer est certainement l’un des plus beaux cadeaux que la vie puisse nous faire, que l’on puisse se faire à nous-même. Mieux se connaitre, se rendre compte de nos capacités, des possibles infinis, apprivoiser le monde, les autres, un autre style de vie, s’imprégner d’autres cultures, apprendre, s’émerveiller, tomber et se relever, sont autant de raisons de continuer, malgré les difficultés. Seulement il est peut-être grand temps de lever le voile sur ces fameuses difficultés et ces énormes sacrifices. Il est peut-être temps d’être transparent, d’oser tomber, se montrer vulnérable et avouer que nous ne sommes pas des surhommes, ni ceux qui restent, ni ceux qui partent.
Si l’on regarde les choses en face, il est alors évident d’admettre et de voir qu’idéaliser celui qui s’en va est facile, inéluctable presque. Se réinventer à des milliers de kilomètres de chez soi, plongé dans une autre culture, est incontournable. Il est donc évident qu’un expatrié/voyageur/immigré le fera beaucoup plus facilement que quelqu’un qui ne part pas. Les articles sur la vie rêvée des expatriés pullulent, mais surtout ceux qui mettent en avant ces « gens-là », dont je fais partie. Mal expliqués, parfois peu objectifs, sortis de leur contexte, non mis en perspective, ces articles diminuent ceux qui restent et prônent un seul mode de vie suffisant, épanouissant : celui de partir. A quoi je répondrais que rien n’est plus vrai et moins vrai à la fois.

L’Irlande du Nord a été une parenthèse de bonheur intense, ultime. Un début à l’étranger rêvé suite à l’échec que constituaient mes trois mois aux Etats-Unis. Echec que je regarde d’ailleurs d’un œil tout nouveau quelques années plus tard, en ayant vécu trois types différents d’expatriation depuis et en ayant accès à des articles comme celui d’A.L. Fréant et celui que je rédige en ce moment. L’Irlande du Nord a eu son lot de difficultés, rassemblées sur 15 malheureux petits jours. S’expatrier en suivant son conjoint encore étudiant veut dire avoir accès à un logement facilement, être de passage, rencontrer du monde rapidement et ne jamais être seul. Si mon job n’était pas épanouissant, ma vie personnelle le comblait au-delà de mes espérances, ainsi que mon expérience volontaire dans une start up. L’argent n’était pas réellement un problème, on vit avec peu en étant étudiant et les fonds étaient là, rassurants, marquant le début d’une belle aventure. La Malaisie a été un nouveau combat. Cette fois-ci avec moi-même. Encore une fois, j’étais de passage, j’avais accès à une voiture et une maison dès mon arrivée, je pouvais rester un mois à l’hôtel pour une modique somme et manger chaque jour dehors. Peu de partage avec nos colocataires mais une présence rassurante, une culture familière parmi ce dépaysement. Une vie professionnelle peu grisante mais suffisante, une liberté exceptionnelle et des leçons de vie incroyables. Une découverte de moi-même inattendue, surprenante et pleine d’embûches mais une réinvention de ce que j’étais alors au-delà de mes espérances. Rentrer et entendre dire « Chloé est resplendissante. Elle a l’air incroyablement épanouie. » « Tu sembles heureuse et épanouie, solide, confiante et éclose. » « Chloé a l’air sereine » pousse à prendre du recul et la mesure des changements opérés en soi, de l’incroyable aventure dont on sort, non indemne mais exceptionnellement grandi. La philosophie de l’Asie est incomparable à tout ce que l’on connait ici, elle ouvre le cœur à nulle autre pareil. Les tracas ne sont plus les mêmes, l’argent n’est plus un problème dans une population qui pourtant n’a rien. L’essentiel est là, si facile à attraper quand il semble si intouchable chez nous. Comment ne pas vouloir perpétuer ce doux et violent changement ? Cette vie différente, avec ses hauts et ses bas. Comment ne pas choisir de repartir quand une opportunité professionnelle bien plus importante que les autres s’offre à mon conjoint ? Comment imaginer alors que la recherche d’emploi, troisième étape en un an, et le fait de s’oublier pour l’autre et d’accepter de passer en second ne sera finalement pas apaisé par la beauté du changement ?
Quelle déception, quel réveil brutal et amère que de ne plus se retrouver, perdre ses repères, sa philosophie de vie, ses valeurs, ses ambitions, ce que l’on croit être, ce que l’on croit vouloir. Quelle difficulté de gérer ce combat violent qui fait alors rage en nous-même, cette dualité que l’on doit combattre, ce besoin de réinvention et de renouveau couplé à cette envie de plonger dans nos repères, dans notre vie « tranquille », dans la facilité, dans ce que l’on connait. Comment accepter que l’on a peut-être pris la mauvaise décision ? Comment gérer de ne plus se voir fleurir, tomber sans réussir à se relever, attendre que le nuage sombre passe alors que l’on ne connaissait plus de tempêtes ? Accepter ne plus représenter cette image idéalisée que l’on décrivait de nous quelques semaines auparavant. Comment accepter, apprivoiser, gérer et comprendre ces changements incroyables en nous-même en l’espace de quelques semaines seulement?

La violence du ressenti est à l’image du fouillis décris ci-dessus. On ne sait plus qui l’on est, où on va, pourquoi on y va ni ce que l’on veut. On a acquis des valeurs très fortes, appris beaucoup sur nous-même. On a développé une philosophie de vie qui nous épanouissait et nous convenait, on a prôné un certain modèle de pensées et tout à coup, on ne s’appartient plus, on ne se reconnait plus. La recherche d’emploi nous enveloppe, nous abîme. Elle nous happe, tout entier et nous anéantit. Inlassable répétitions de Ctrl+C / Ctr+V, de rédaction de lettres de motivation où l’on ne se reconnait même plus dans la description. Nos journées sont rythmées par les sites d’emplois, les emails, véritables montagnes russe pour le cœur : joie, espoir, déception. On repeat. On ne sait plus ce que l’on vaut, ni pourquoi on a signé pour une énième galère pareille. On regarde de loin ses amis reprendre le chemin de l’école, avec leurs nouvelles classes sympa ou atroces, on se demande ce qu’on fait de « l’autre côté », à essayer de se réinventer une vie ailleurs alors que celle-là nous convenait avant. On envie tout le monde, on s’imagine à la place de la première personne que l’on croise qui a un job. Le sésame…
Puis on le décroche ce job. Après trois mois de recherches mais seulement deux jours sur le sol anglais. Un super job, alliant toutes nos compétences et ce qu’on aime, dans une start up où l’univers est la copie de ce que l’on prône. Pas de réelle hiérarchie, pas de costards ni de chichi, du brainstorming et un travail d’équipe efficace. Enfin une reconnaissance, un but, un projet. Enfin une place dans la société occidentale. Mais à quel prix ? A 990€ d’abonnement mensuel de train, difficile de mettre de côté pour financer des projets personnels qui nous tiennent particulièrement à cœur. Difficile également de vivre sur Londres la semaine sans dépasser cette somme. Et difficile de ne pas s’épuiser dans les transports, en effectuant plus de 200km tous les jours et en mettant entièrement de côté sa vie personnelle. Alors on renonce, tête baissée et poings serrés car on doit admettre que la logistique et la raison prennent ici le dessus. Saleté de destin... On replonge dans le noir, tête la première.
En parallèle, on ne trouve pas de logement. Les loyers sont hors de prix et ce qui est abordable et bien placé est vétuste et en colocation. On finit par trouver une petite perle, en acceptant de payer plus, bien qu’on ait qu’un seul salaire du coup. Mais il faut passer à travers les griffes administratives anglaises qui ne peuvent vérifier les dossiers d’endettement et de crédits de personnes non natives et qui y tiennent particulièrement. On retarde alors l’installation, nos affaires bien au chaud dans la voiture, nos affaires qu’on ne peut pas déballer, notre vie en suspens. Il faut alors que Thomas casse son téléphone et ne puisse ouvrir de compte bancaire avant un mois, sésame pour se concocter une vraie vie ici. Les RDV se succèdent, peu fructueux. La voiture nous lâche, nos pieds ne suffisent pas toujours à nous emmener là où on pourrait facilement faire accélérer les choses. Pas d’internet non plus, tous les étudiants arrivent en même temps que nous, alors il ne faut rien brusquer. Par peur, dépit et soulagement, j’accepte un job temporaire, aussi bien pour moi que pour mes employeurs. Le réveil sonne à 5h30 et je dois gérer la paperasse en rentrant. Je m’écroule de fatigue à 21h30. Je pourrais dormir des heures, épuisée physiquement mais surtout mentalement. Mon cerveau ne suit plus, je m’enlise, je ne sais plus sourire. Je ne sais plus vraiment pleurer non plus. Le voile sombre au-dessus de ma tête pèse de plus en plus lourd et la lumière n’apparaît pas au bout du tunnel. Rien n’est réglé, le temps passe, les soucis s’amoncellent. Avec qui va-t-on sortir samedi soir ? Qui va-t-on inviter pour fêter le nouvel appartement ? La solitude nous pèse. Comme toujours, on se raccroche l’un à l’autre. Encore quelque chose que certains couples nous envient, mais c’est tellement plus facile et évident en menant la vie qu’on a de se rapprocher autant. Il ne s’agit pas que de mérite mais également de nécessité, d’évidence. C’est aussi une rude épreuve parfois. Que l'autre ne suffise pas, quand tout le reste nous manque. Savoir s'éloigner sans blesser, sans faire culpabiliser l'autre.
Un mois plus tard, on sort la tête de l’eau, pas totalement indemnes. Les pleurs et les disputes étaient plus fréquents que d’habitude, les conversations taboues aussi. Le grand déballage du cœur, ça pique. Les reproches, regrets, remords. Les difficultés ne semblaient pas nécessairement insurmontables mais l’envie de le faire nous avait quittés. A chaque jour suffit sa peine, la nôtre n’était pas assez « échelonnée».
Les galères, les papiers, tout recommencer à zéro, comprendre les différences entre nos deux pays, gérer la langue et la culture, s’inscrire partout pour exister là où nous existons dans notre pays, administrativement, depuis 23 et 27 ans. Gérer notre couple qui prend une claque, nos deux individus bien distincts et leurs aspirations. Mais surtout gérer le mental, les coups durs, le sentiment de vouloir abandonner, d’avoir trop donné. Gérer cette petite voix qui ne nous quitte pas et nous répète « regarde toi début Juillet et regarde toi aujourd’hui, tu as tout perdu. Tu ne te retrouveras plus. Tu as été trop gourmande, tu le payes. Tu croyais pouvoir recommencer à zéro, tu n’en as pas la force. »
Gérer aussi les différences. Les SDF et la misère omniprésents à chaque coin de rue à Birmingham. Cette même misère que l’on culpabilise de trouver plus répugnante et injuste chez nous qu’en Asie, dans un pays développé, où un taux de sans-abris exorbitant côtoie les jeunes cadres dynamiques en costards. On accepte, impuissant, de s’éloigner de ses valeurs dans sa course folle au travail. Gérer tout cela a été épuisant, éprouvant et assommant. Gérer le regard et les attentes des autres tout autant. Ceux qui pensent, à tort, que notre vie est idéale, qu’on l’a tellement demandée que l’on n’a pas le droit à l’erreur, aux galères, aux plaintes. Ceux qui croient que vivre aux côtés d’un ingénieur de chez Jaguar suffit, financièrement et psychologiquement à ne "rien faire" et être heureux. Ceux qui pensent que tant que l’un réussit et s’épanouit, l’autre peut bien essuyer quelques galères, prendre un job qui ne lui plait pas, temporairement, et malgré ses capacités gâchées, pour ramener des fonds. Se sacrifier, encore et toujours, surtout après avoir signé pour cette vie-là. Porter cette étiquette de « suiveuse », se rendre compte avec amertume que c’est devenu normal pour nos deux familles. Que sa réussite à lui prime sur tout le reste dans sa famille et que la mienne passe par la sienne dans ma famille. Ceux qui, inconsciemment, souhaitent que l’on porte leurs rêves à bout de bras, sans jamais trébucher, au risque qu’ils trébuchent avec nous, et comprennent que la vie d’expatrié porte aussi son lot de hauts et de bas, de désillusions. Que les grands bonheurs ne viennent pas sans grandes difficultés.

Les points positifs sont là. Réels, brillants, puissants. Les autres articles de mon blog les dépeignent suffisamment. Au fond, ils n’ont pas changé. Ils sont toujours les mêmes, ils sont toujours là. Mais je ne cacherai plus le négatif. Pas après ma première expatriation compliquée, devrais-je dire la deuxième. Je ne cacherai plus notre vulnérabilité, notre ordinaire, notre non singularité. Nous avons accès à "l'ailleurs", cet eldorado à double tranchant, complexe et indéfinissable. Mais nous devons être transparents et vrais. Briser les tabous. Nous construisons et vendons du rêve, mais acceptons d’en détruire une partie. Pour le bien de tous. Ceux qui partent et ceux qui restent. Car personne n’est moindre, pas assez ou trop. Derrière chaque ordinateur, smartphone et photographie trône un individu, à part entière, dans ses galères et ses réussites. Un simple humain. Et parce que c'est normal de tomber et d'avoir des périodes nuageuses. L’ailleurs est fascinant, l'ailleurs est violent. Tachons de ne pas trop l’idéaliser. Et n'oublions pas que le soleil revient toujours...
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